Ce livre de photographies dévoile en filigrane la carrière de Serge Gainsbourg, dont l’élégance et le génie s’imposent, page après page.


Né en 1945, Tony Frank est devenu dans le courant des années soixante-dix une figure majeure de l’institution de Salut les Copains et autres Hit Magazine. Il devient ainsi le photographe attitré de Johnny Hallyday… mais aussi de Michel Polnareff dont le postérieur dénudé lui permet de réaliser une des photographies les plus scandaleuses de sa carrière. Frank est déjà connu pour ses portraits de célébrités lorsque la maison de disques Philips lui demande de photographier Serge Gainsbourg dans le cadre d’une pochette de disque. Nous sommes alors en 1968, et c’est le début d’une longue collaboration amicale. Tony Frank est par la suite à l’origine de photographies rentrées dans la légende gainsbourienne comme celle du Poinçonneur des Lilas, de Melody Nelson, du Lemon Incest ou de l’antre de l’artiste : le 5 bis rue de Verneuil.

Aujourd’hui paraît donc un éventail de ces images, images condensées dans un ouvrage sobrement appelé Serge Gainsbourg. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur l’homme à tête de chou, dont la brillante biographie de Gilles Verlant   . À tort, à travers, à raison : qu’importe, le tour de la question ne sera jamais fait, mais l’essentiel est aujourd’hui connu du (grand) public de Gainsbourg. La récente exposition de la Cité de la Musique de Paris   a confirmé la pérennité de sa popularité et l’intérêt, fondamental, de son œuvre.

L’ouvrage de Tony Frank n’est non seulement un beau livre dans tous les sens du terme, évitant ainsi de trop répéter ce qui l’a déjà été mille fois, mais brille aussi d’une pudeur aussi surprenante que touchante. Les photographies présentent, année après année, un Gainsbourg timide, heureux, déprimé, provocateur, dont l’humeur varie au gré du vent, de l’amour, de la musique… Assorties d’un préambule de Frank et de témoignages de Jane Birkin, Charlotte Gainsbourg et Bambou, les images ne restent jamais sans explications malgré la fréquente absence de légendes. Car, et c’est ce qui rend ce livre émouvant, il pourrait presque être considéré comme un album de famille, une famille attendrie de revoir ces images. Jane Birkin écrit avec émotion : « Tony, tendre témoin de nos plus belles années… ça me crève en tournant ces pages de nous voir si jolis… », Bambou confie : « Tous ces moments de bonheur, d’insouciance et parfois même de tension que Tony, le photographe et l’ami de toujours, savait capturer au moment précis où il se passait quelque chose, sans pour autant interférer dans notre intimité ! ». Charlotte rajoute, avec la discrétion qu’on lui connaît : « Sur les photos de Tony, c’est parfois l’image qui a marqué ma mémoire, plus que l’événement lui-même, c’est elle qui maintenant anime le souvenir ». 


Cependant, nul besoin de faire partie de la famille pour saisir pleinement l’importance de ces photographies. Tous les éléments biographiques sont présents via une chronologie remarquablement synthétique et dense située à la fin de l’ouvrage. L’aspect documentaire est bel et bien présent, ne fut-ce que par l’introduction précise et générale à la fois de Tony Frank. Il nous raconte une rencontre avec Gainsbourg comme on s’en imagine (après une nuit blanche, autour d’un breuvage insolite et alcoolisé, avec humour et une politesse exquise), mais aussi de sa sensibilité : sentimentale et artistique, et pas seulement musicale. « Nous parlions beaucoup de photographie, écrit Frank, de lumière, de technique, surtout au moment où il a décidé de faire lui-même un livre de photos, Bambou et les Poupées. Je lui expliquai alors combien il me semblait important que le photographe soit au service de la personne photographiée, de manière à la mettre le plus en avant possible ». Comme le précise ensuite Charlotte Gainsbourg, son père savait être photographié, connaissait son meilleur profil, savait ce qui flattait les mains, le visage, l’attitude.

D’autres camarades, d’un jour ou de toujours, interviennent. Vincent Palmer reparle avec respect de son expérience musicale (que beaucoup ont pourtant oubliée) aux côtés de Gainsbourg : « Il y avait un truc formidable chez lui, c’est qu’il était d’une grande rigueur quand il composait (…) Au fil du temps, j’ai commencé à comprendre ses tics d’écriture, auxquels je ne prêtais pas du tout attention au départ ». Eddy Mitchell décrit en quelques phrases débordantes d’humour la rencontre de ces deux chanteurs fondamentalement différente pour l’enregistrement de « Vieille Canaille » : « Serge avait son champagne et moi, mon malt. En une petite heure, c’était plié ». Enfin, Tony Frank a le mérite de mettre en lumière des instants magiques de l’existence de ce touche-à-tout  timide et extravagant, tels que la signature chez Gallimard de son roman Evguénie Sokolov.  Ses clichés rappellent l'impressionnante ouverture d'esprit de Gainsbourg, qui n'aimait rien tant que le mélange des genres, fut-il d'une provocation très poussée. Ainsi, on le voit poser dans un costume S.S. pour un projet de pochette de Rock Around the Bunker. Ou, lors des nombreux portraits de la sublime Jane B., on la voit arborer l'étoile de David de son compagnon, qui, quant à lui, s'épanouit en Angleterre ou en répétant au Palace avec son groupe de musiciens jamaïcains pour Aux Armes et caetera

Dès la première page du livre, Tony Frank cite Schopenhauer : « L’homme est le seul être qui s’étonne d’exister ». L’étonnement, nourriture de la curiosité et de la création, a transporté Gainsbourg tout au long de sa vie. Et nous permet, une fois encore, de regarder ces clichés comme si on les voyait pour la première fois, séduits, sinon bouleversés, par la personnalité unique et plus que jamais regrettée de Serge Gainsbourg