Un ouvrage collectif qui fait des émotions un objet de recherche à part entière et montre la fertilité de leur analyse en sciences sociales.

Quant il s'agit d'étudier le social, peut être est-il trop simple de limiter l'émotion, pour reprendre les mots de Jean-Paul Sartre, à une simple « chute brusque de la conscience dans le magique »    , remarque qui témoigne moins d'une analyse des émotions que d'un renoncement à leur analyse. Cette « chute dans le magique » est orchestrée socialement, ainsi que le contenu du « magique » lui-même. C'est du moins ce qu'avaient déjà démontrés certains pères fondateurs des sciences sociales, Marcel Mauss en particulier. Mais si les émotions sont un objet sociologique de longue date, elles se voient depuis lors trop souvent laissées en désuétude, prises comme aspects annexes d’autres phénomènes sociaux, ou bien comme simples effets de style dans l'écriture des chercheurs.

Dans ce contexte, Le langage social des émotions doit être compris comme une invitation à re-faire des émotions un objet d’analyse central : c'est une démonstration par l'exemple des apports et de la possibilité d'une telle démarche. Axée sur le domaine de la santé, chaque contribution propose de montrer l'enjeu que représentent les émotions sur un terrain précis. On apprécie alors la diversité des sujets traités et l'intérêt porté à des mondes sociaux qui suscitent la curiosité : des agents de chambre mortuaire aux Narcotiques Anonymes, des hôpitaux - généraux ou psychiatriques - à une cellule de soutien psychologique à l'intention de victimes d'une inondation. Une certaine cohérence est malgré tout préservée, cohérence qui nous amènera non pas à résumer chacun des textes mais à restituer les principales idées qui ressortent de l'ensemble.


Émotions et organisation sociale


En effet, les conclusions des différents contributeurs se rejoignent pour la plupart, sur différents points. Le premier d'entre eux concerne le lien établi entre l'organisation sociale de chaque espace étudié et les émotions qui y sont émises. Que celles-ci soient présentées en tant que conséquences, causes, ou corollaires de cette organisation, un langage social des émotions spécifique ressort de chaque terrain.


Deuxième point, la maîtrise de ces émotions, ou le « travail émotionnel » effectué par les individus en situation, est caractérisée comme un enjeu dans l'interaction, une composante à part entière des relations sociales quotidiennes. Notamment dans le monde du travail, chaque emploi comporte une série d'émotions légitimes à exprimer, affects qui sont des enjeux professionnels d'autant plus importants dans le domaine de la santé, où les travailleurs sont confrontés à la mort, la maladie, la « souffrance ». Les émotions sont donc intégrées aux règles de l'interaction, voire aux stratégies de l'interaction, et non exclues comme simples « déraillements ».


Le troisième aspect que je souhaite relever est à la fois le plus remarquable et le plus critiquable. La plupart des articles montrent brillamment comment les émotions sont le fait d'une socialisation, d'un apprentissage. On retrouve cette remise en cause du sens commun, classique en sciences sociales : montrer en quoi ce qui apparaît inné est en fait acquis ; et ce n'est pas un mince rappel relativement aux théories développées actuellement en sciences cognitives ou en neurologie. Mais si ce livre accorde une attention quasi-exclusive à la socialisation secondaire, donc survenant à l'âge adulte, au cours de la vie professionnelle, la socialisation primaire est quasiment éludée. Il s'agit finalement d'une importante lacune, tant on peut imaginer que dans un même cadre de socialisation secondaire, pour dire simplement, un enfant d'ouvrier n'aura pas les mêmes dispositions émotionnelles qu'un enfant de cadre.


Enfin, on conclut de cet ouvrage que les émotions peuvent être analysées par l'observation fine de leurs modalités d'expression. Cette volonté ethnographique induit une attention aux corps, aux visages, aux gestuelles, aux mises en récits, aux signes implicites. Ces signes sont la plupart du temps très latents, très diffus : ils ne peuvent être saisis qu'à travers la sensibilité du chercheur lui-même. Ce travail d'interprétation comporte une part d'introspection importante, un attachement à décrire ses propres émotions, préalable à tout intérêt aux émotions des autres. Il se construit au fil du livre une sorte de méthode commune de restitution des données prenant en compte l'implication émotionnelle du chercheur.


Au fait, qu'est-ce qu'une émotion ?


Ainsi, Le langage social des émotions traite des émotions comme d'un objet de recherche analysable à partir des méthodes classiques en sciences sociales. Ce pari est réussi. Cependant, lorsque le lecteur tourne la dernière page, finit le livre, et retrouve devant ses yeux l'intrigante couverture – qui laissera pensif les plus émotifs -, des questions de fond subsistent.


Il reste à définir ce qu'est une émotion. Ces dernières, en fait, sont construites en tant qu'objets par l'évidence. La tristesse est une émotion, donc quand j'analyse le traitement social de la tristesse d'un individu, je m'intéresse à son émotion. Cependant, qu'est ce qui rend cette tristesse commune avec une autre émotion comme le bonheur par exemple, permettant ainsi de recouper tous ces affects sous le label « émotion » ? Comment définir le contenu de ce « langage » autrement qu'en le paraphrasant, qu'en reprenant ses termes « indigènes » ?


Plus qu'une simple définition épistémologique, qui reviendrait à s'attarder en de longs préambules théoriques – mais peut être nécessaires -, la question de la définition se pose aussi méthodologiquement : analyser les émotions d'un individu revient-il à s'intéresser à son discours, ou bien à des indices physiques, et dans quelle mesure ? Surtout, distingue-t-on les signes émotionnels montrés par l'individu de l'émotion elle-même, telle qu'on suppose qu'elle est « réellement » vécue ? Enfin, la définition de chaque affect est source d'interrogation : peut-on par exemple considérer la peur comme une émotion en soi, selon si elle est liée à la vue d'un insecte inoffensif, à l'approche d'une mort certaine, ou à un questionnement existentiel ? Ces questions restent ouvertes, et si elles ont été largement abordées par les philosophes, une prise de position sociologique pourrait être profitable.



Donc, Le langage social des émotions est un ouvrage qui donne des réponses tout en posant des questions. Il contient à la fois des articles spécifiques de très bonnes qualités sur des objets de recherche essentiellement liés à la sociologie de la santé, et une réflexion transversale sur l'émotion, qui semble marquer une étape dans la recherche sur le sujet dans sa volonté de donner une place centrale à l'objet. Une réelle source d'inspiration par l'exemple – voire une invitation intellectuelle - à se demander que faire, quel que soit son objet de recherche, de cette chose, vague, omniprésente et franchement embarrassante, que l'on nomme « émotion ».