Une récapitulation limpide du problème philosophique de la perception, qui se conclut sur une thèse rapprochant désir et perception.

S'il est une question qui soulève des problèmes philosophiques délicats et complexes, c'est bien celle relative à la perception. Dans La Perception. Essai sur le sensible, Renaud Barbaras souligne la nécessité théorique de rendre raison de la perception plus que du perçu : la difficulté tient en effet à la double dimension de la perception, objective et subjective, le perçu me précédant, existant hors de moi, mais requérant tout autant mon intervention de sujet percevant. Renaud Barbaras suggère donc de "dépasser" les enjeux philosophiques classiques soutenant cette thématique, de saisir la perception sans présupposé métaphysique ou cognitif et de ne pas perdre de vue la dimension pré-réflexive qui la spécifie.

À l'instar de Merleau-Ponty, Renaud Barbaras se propose de penser la perception au-delà ou en-deçà de l'alternative empirisme/intellectualisme, et introduit une critique destinée à fonder sa propre conception de la perception. Ce qui est à vrai dire suspect dans l'empirisme, c'est la réduction des perceptions aux sensations, la promotion d'un atomisme subjectif incapable de justifier le caractère "objectif" de la sensation dont l'ambiguité ne cesse de poser problème dans l'histoire de la philosophie : livre-t-elle effectivement le donné puisque la qualité sentie ne se différencie pas du perçu lui-même ? On pourrait ainsi prétendre que la sensation a affaire à l'apparition de la qualité, là où la perception indique l'apparition de l'objet, mais si sentir se distingue de percevoir, suis-je certain, dans et pour l'empirisme, de percevoir les choses ?

À l'opposé, Renaud Barbaras prend appui sur Descartes pour accentuer le trait de la position intellectualiste : l'analyse de l'acte perceptif devient prépondérante dans ce contexte, et l'on sait que Descartes pratique un renversement radical des positions empiristes. On retient donc de cette "inspection de l'esprit" la possibilité de conférer enfin du sens sinon un sens au contenu de la perception. Percevoir équivaudrait à re-connaître sinon à connaître, et la perspective intellectualiste/essentialiste assimile par conséquent être et pensée, dans la tradition de Parménide. Mais la perception conserve-t-elle, dans ces conditions, son originalité, et ne risque-t-on pas d'oublier son enracinement sensible ? Contre Alain, et après Descartes, ne faut-il pas récuser la confusion entre perception et acte d'entendement ? En bref, selon Renaud Barbaras, empirisme et intellectualisme réintroduisent implicitement une ontologie qui ne dit pas son nom, et en valorisant la présence à soi de l'objet (empirisme) ou du sujet percevant (Descartes), font la part belle au principe de raison suffisante leibnizien : l'expérience perceptive est en effet réduite à l'adéquation à l'objet, que ce dernier soit concret/sensible ou de l'ordre de l'esprit.

Or cette coïncidence, d'après l'auteur, fait littéralement rater la compréhension de la perception et la référence à la phénoménologie husserlienne constitue peut-être l'ouverture recherchée, sans que l'on doive faire silence sur les apories qu'elle suscite également. Pour dégager la sphère de la conscience, sa spécificité ontologique, Husserl récuse le naturalisme ; l' "épochè" pratiquée fait surgir "la phénoménalité du monde" et la perception met en présence de l'apparaître "en chair et en os", constitue la donation originaire des choses. L'analyse husserlienne serait donc forte de sa capacité à penser la perception comme l'expression d'une "subjectivité qui s'ouvre à une transcendance sans cesser d'être elle-même". Problématique centrale pour la phénoménologie, bien entendu, chargée ici de relever ce qui, dans la perception, opère une fusion avec l'objet mais s'en distancie tout autant. C'est la notion d' "esquisse" qui cristallise les enjeux théoriques et révèle l'incomplétude du processus perceptif, indéfiniment privé de la possibilité de rejoindre l'objet, "toujours autre que ce qui le présente" …, partiel et contingent.

Mais Renaud Barbaras interroge précisément la cohabitation entre sensible et intelligible réalisée par la phénoménologie husserlienne : comment concilier le caractère inachevé de la perception – fondé sur un réel empirique inépuisable – son horizon indéterminé, et son statut de strate préliminaire en vue de la connaissance rationnelle ? Husserl aurait-il en définitive fait des concessions à l'empirisme (en rapatriant l'apparaître vers la subjectivité) et à l'intellectualisme (en présupposant un être du perçu) ?



C'est précisément la critique de l'intentionnalié husserlienne – qui scelle le pacte entre la conscience et le monde – qui permet à Renaud Barbaras de repérer les difficultés de la phénoménologie de la perception et d'introduire ses propres thèses. Via un détour par Bergson, le livre se termine sur une interrogation visant le sujet de la perception et propose une phénoménologie de la vie qui pourrait surprendre, alors même que l'ombre (ou la lumière) de Merleau-Ponty traverse les dernières lignes de l'ouvrage. S'inscrire au sein du réel, voilà ce que la conscience husserlienne étrangère aux exigences vitales pointées par Bergson (mais encore dépourvues d'intentionnalité …), ne parvient pas à effectuer, selon l'auteur.

Le projet de Renaud Barbaras consiste ainsi à expliciter l'identité du vivant – sujet de la perception – comme tension initiale, désir co-fondateur de la vie et capable d'emblée (paradoxalement pourrait-on dire) de significations. Là où Merleau-Ponty affirmait que la perception pose le monde comme significatif ("Voir, n'est-ce pas toujours voir de quelque part ?") et soutenait que les "choses demandent à être perçues", Renaud Barbaras invoque l'insatisfaction inhérente au vivant pour saisir l'ouverture au monde par le truchement de la perception : restitution de la "valeur" du sensible, par conséquent, pour un sujet percevant le monde sous l'aiguillon d'un manque étrangement peu lacanien mais susceptible de lui faire sentir son rapport aux choses, leur sens, dans le mouvement constitutif du vivant : épreuve de la distance, donc, et épreuve à distance. Peut-être une réconciliation possible – ou un dépassement – entre percevoir et sentir.

Un livre à lire, sans ambiguïté, en ce qu'il récapitule de façon limpide la tradition philosophique liée au(x) problème(s) de la perception, et se donne pour tâche de combiner/assimiler perception et désir, à travers une problématique inédite, adossée à Merleau-Ponty mais suggérant d'autres voies pour dépasser le dualisme cartésien de l'âme et du corps, du sensible et de l'intelligible, voire les apories de la phénoménologie husserlienne