Témoignages et analyses complètent la publication d’un ensemble de textes sur le court métrage français d’après-guerre, révélant la richesse d’une production qui joua un rôle essentiel dans la naissance du cinéma moderne.

 Réunissant les actes d’un colloque organisé à l’université Rennes 2 en mars 2004, Le court métrage documentaire français de 1945 à 1968. Créations et créateurs est le troisième ouvrage publié par les Presses Universitaires de Rennes entièrement consacré au court métrage durant cette période   . Sous la direction de Dominique Bluher et Philippe Pilard, respectivement maître de conférences en études cinématographiques et président de l’Agence du court métrage, ce livre vient donc compléter l’ensemble conséquent d’articles contenus dans les deux premiers volumes, apportant des éléments nouveaux sur une production relativement peu étudiée par les chercheurs. Les textes sont rassemblés en quatre chapitres : "Production", "Création", "Diffusion et réception", "Un cas d’école : l’essai cinématographique". Les différents contributeurs, qu’ils soient enseignants-chercheurs, artistes, techniciens, et/ou militants actifs pour la défense du court métrage d’hier et d’aujourd’hui, donnent chacun un éclairage personnel sur l’œuvre de quelques grandes figures de l’époque, mais également sur le contexte économique, sociologique et politique de l’immédiat après-guerre, dans lequel s’est développée une production importante de courts métrages, souvent issus de commandes et diffusés en première partie de programme. Cette pluralité d’approches, mêlant témoignages, analyses historiques et esthétiques, permet de mettre en perspective, dans la continuité des deux précédents volumes, le travail créatif des "courtmétragistes" avec les modes de financement, de production et de diffusion du format court de l’époque. 

 

Sans prétendre à l’exhaustivité, les auteurs sont de toute évidence soucieux de rendre compte de la diversité de la production, alors même que le court métrage de l’époque est souvent affilié au genre des documentaires, souvent de piètre qualité, diffusés en première partie de programme. La question du documentaire est d’ailleurs cruciale, et il est intéressant de s’attarder sur la manière dont les différents auteurs l’ont intégrée à leurs communications. Quand les deux ouvrages précédents avaient pour titre principal "Le court métrage français de 1945 à 1968", le qualificatif "documentaire" a été ajouté à l’intitulé de celui-ci, qui reprend les termes du colloque dont il retranscrit les actes. Néanmoins, le corpus analysé ne semble pas plus restreint que celui des deux autres volumes, qui consacraient déjà par ailleurs plusieurs chapitres à la relation entre court métrage et documentaire. Mise à part la contribution de Gilles Delavaud qui étudie, sans se limiter au seul champ du court métrage, les rapports entre "Cinéma documentaire et télévision", la plupart des textes ont pour objet d’étude le court métrage dans son ensemble, tous genres confondus, le documentaire apparaissant certes de manière dominante. Au début de sa contribution sur les musiciens du court métrage, Jean-Pierre Berthomé s’affranchit donc ouvertement du critère "documentaire", en justifiant sa démarche, et implicitement celle des autres rédacteurs, par le fait que "la place de la pure fiction dans le court métrage de cette période est trop réduite pour qu’il vaille la peine de lui réserver un sort spécifique", et surtout que "le désir de fiction est si puissant chez les documentaristes que la distinction n’a souvent plus d’objet". Le court métrage n’est en effet en aucune manière un ensemble homogène, et les tentatives de l’enfermer dans un "genre" ou une "école" a pour effet de "le marginaliser un peu plus et surtout d’induire en erreur", comme le montre David Vasse dans son article sur le rôle des revues dans la défense des films courts. D’où la difficulté de le cerner et d’en étudier les caractéristiques. François Porcile montre bien que si la dominante documentaire est aussi forte à cette époque où "toute information audio-visuelle passe par la projection cinématographique", c’est notamment parce que l’existence du court métrage était inextricablement liée au désir des pouvoirs publics de communiquer sur les différentes initiatives de l’Etat. Mais l’étude attentive des films prouve que beaucoup d’auteurs sont parvenus à s’affranchir des règles préétablies du genre pour réaliser des œuvres singulières et non aisément classifiables.

L’ensemble des contributions, et notamment le portrait du producteur Anatole Dauman esquissé par Frédérique Berthet, montre alors le jeu d’équilibriste engagé par de nombreux cinéastes qui, acceptant les contraintes de la commande, s’efforçaient avec plus ou moins de réussite de créer des œuvres innovantes et personnelles, et de se démarquer par la même occasion des nombreux "docucus" trop souvent présentés en première partie de programme. Ainsi, la description précise que Frédérique Berthet fait du mode de production de La Première Nuit de Franju est éloquente sur la manière de transformer le projet d’un film publicitaire pour la société Métrobus, représentante de la RATP, en un film d’auteur poétique, Dauman et sa société Argos Films ayant pris soin de choisir avec attention leurs collaborateurs. Dans sa contribution intitulée "Comment bâtir une programmation Dauman ?", Yann Goupil évoque le motif de la constellation pour parler de ces collaborations durables et croisées entre de nombreuses personnalités artistiques qui ont profondément marqué le court métrage de l’époque. La constellation Argos – Aurel, Kast, Mitry, Astruc, Resnais, Marker, Klein, Ruspoli, Chaval, Baratier, Godard, Franju, Varda, Cayrol, Rouch, Ivens, Kyrou, Borowczyk, Pollet, Bresson… – rencontre celle de Pierre Braunberger, elle-même partagée en plusieurs constellations : Ruspoli/Chaval, Resnais/Marker/Klein, Mitry/Franju… Le chapitre "Création" réunit quatre contributions qui font la part belle à ces artistes qui ont fait partie de la sphère du court métrage, notamment deux articles consacrés spécifiquement aux musiciens et un autre de Willy Kurant sur son travail de chef opérateur. Avec également la contribution de Gilles Delavaud sur les relations entre cinéma documentaire et télévision, cette partie rend très bien compte de la capacité du format court à s’approprier les différentes avant-gardes et révolutions artistiques et technologiques de l’époque, qu’il s’agisse par exemple du développement du petit écran, ou de celui de la musique dite "concrète". Sans oublier toutefois qu’une grande partie de la production n’échappait pas à l’académisme, et que, selon Willy Kurant, de nombreux techniciens reproduisaient dans les courts métrages "ce qu’eux-mêmes ou d’autres faisaient en long", les films courts favorisaient incontestablement le renouvellement des générations, ne serait-ce que par son économie particulière écartant les professionnels attirés par le cinéma dans une perspective purement alimentaire. Le court métrage bouleversait ainsi les règles qui dominaient le cinéma de fiction traditionnel et commercial. Le dernier chapitre consacré à "l’essai cinématographique" termine de nous en persuader. Dominique Bluher, Christa Blümlinger et Eric Thouvenel se livrent à une analyse précise de ces films impossibles à étiqueter, à la croisée du documentaire, du journal intime et du cinéma expérimental. Les cas éloquents de Marker et Varda sont ici largement étudiés. Les auteurs donnent ici un éclairage précieux sur l’œuvre de deux cinéastes dont l’attachement au court métrage ne s’est jamais démenti. Il devient alors évident que, à condition d’être exploitées par des cinéastes pourvus d’une personnalité créatrice forte et d’une puissante motivation artistique, les contraintes économiques du format peuvent devenir source d’innovations formelles. De même, le cahier des charges imposé par le commanditaire peut être subtilement détourné pour explorer "les dialectiques et la dynamique entre le visuel et le sonore, entre différents régimes d’image et de discours afin d’aiguiser l’esprit critique du spectateur", comme le montre Dominique Bluher dans son article "Convergences et divergences : du documentaire de qualité à l’essai cinématographique". Il convient donc de donner à ces œuvres peu diffusées une place à leur juste valeur, c’est-à-dire parmi les grands films qui ont marqué l’histoire du cinéma, qu’ils soient courts ou longs.

 

Le court métrage étant trop souvent assimilé à un sous-genre cinématographique, la nécessité de militer pour sa "défense" est rapidement devenue évidente pour tous ceux qui étaient convaincus que le format court peut se révéler être un terrain propice à l’expérimentation, comme l’atteste la création du Groupe des Trente, ou encore l’engagement des ciné-clubs et des revues de l’époque. Les articles de Roxane Hamery et David Vasse, réunis dans le chapitre "Diffusion et réception", rendent compte de ce sentiment. Mais il ressort de ce chapitre que le rapport entretenu entre le court métrage et ses défenseurs n’a jamais été simple et comporte de nombreux paradoxes induits par son statut particulier au sein de l’industrie cinématographique. Si certains ciné-clubs célèbrent sa relative indépendance et sa non rentabilité garante d’une liberté créatrice plus importante, d’autres le mettent en avant pour ses soi-disant vertus éducatives. Et Roxane Hamery indique d’ailleurs que le caractère pédagogique souvent associé au format court s’avère probablement, davantage que leurs qualités artistiques propres, plus avantageux pour l’exploitation comemrciale des films concernés. Mais paradoxalement, c’est aussi pour cela que le public, trop habitué à voir des documentaires médiocres, demeure récalcitrant à découvrir des films courts. De même, les revues soulignent la diversité et la liberté de ton du court métrage, mais l’expression de solidarité vis-à-vis de sa fragilité économique se mue parfois en compassion infantilisante, et donne involontairement au film court l’image d’un cinéma en devenir, pas encore tout à fait abouti. Car défendre le court métrage, ce n’est pas seulement valoriser des films qui n’ont pas la visibilité qu’ils méritent. Il s’agit surtout de faire cause commune pour un "droit à l’existence", au risque d’entretenir une confusion sur la nature des films concernés, inévitablement inégaux, variés, et pouvant être issus de conceptions de l’art cinématographique totalement opposées. La manière juste de promouvoir le court métrage, d’informer et d’intéresser les spectateurs a donc toujours été problématique.

 

Aujourd’hui, comme l’atteste le "Post-scriptum" de Philippe Pilard retraçant l’histoire de la diffusion du court métrage des années 50 à nos jours, la situation a beaucoup évoluée et le développement de la télévision a considérablement diminué la présence du genre documentaire au sein du court métrage français. Mais ce dernier reste toujours dépendant des subventions publiques et des réseaux alternatifs de diffusion comme les festivals et les salles d’art et d’essai. Des associations telles que "Sauve qui peut le court métrage" et "l’Agence du court métrage" ont été créées pour lui donner une meilleure visibilité et agir en faveur de la pérennité des films. Il est évident que la publication des actes du colloque "Le court métrage documentaire français de 1945 à 1968", dont l’Agence du court métrage fut partenaire, contribue d’ailleurs à mettre en lumière ce pan de la production du cinéma français dont les films ne sont pour la plupart visibles que lors de projections exceptionnelles, et sont souvent délaissés par les chercheurs au profit des longs métrages que leurs auteurs réalisèrent ensuite. Cet ouvrage, considéré seul, peut sembler à la fois très général – son titre donne le vertige quand on apprend que 4500 films courts sont produits en France entre 1945 et 1960, la plupart étant des documentaires – et inévitablement lacunaire. Mais associé aux deux précédents volumes, il se révèle un complément précieux. Le portrait d’Anatole Dauman vient s’ajouter aux textes sur Pierre Braunberger et les producteurs du Groupe des Trente. Les analyses des films de Marker et Varda viennent enrichir les études des courts métrages des futurs cinéastes de la Nouvelle Vague et de Jean Grémillon, Georges Franju, Jacques Prévert, Georges Rouquier, Jacques Demy, Jean Rouch, etc… L’étude de "l’essai cinématographique" complète celles du film d’art, du court métrage expérimental, du cinéma amateur, de l’adaptation, du film à sketches, du burlesque… Les textes de Jean-Pierre Berthomé et d’Antoine Duhamel sont aussi une mine d’informations pour ceux qui s’intéressent aux rapports entretenus entre les musiciens de l’époque et le cinéma. Plus qu’un coup de projecteur sur le court métrage français d’après-guerre, plus qu’un récit passionnant où la création artistique se confronte une fois de plus aux intérêts économiques et politiques de ses financeurs, l’ensemble des trois volumes édités par les Presses universitaires de Rennes constitue une somme de connaissances unique et incontournable sur ce pan de l’histoire de l’art cinématographique, donnant un éclairage nouveau – car oublié ou survolé par la plupart des livres d’histoire du cinéma – et pourtant indispensable pour appréhender la naissance du cinéma moderne. La riche bibliographie présente en fin de chacun des trois volumes est d’ailleurs à conseiller à toutes les personnes concernées par l’étude du cinéma français des années 50 et 60. Enfin, l’ouvrage a le mérite de participer activement à la réflexion sur la diffusion du patrimoine cinématographique, en faisant le lien entre le contexte de l’époque et celui du court métrage contemporain, dans la continuité des actions initiées notamment par l’Agence du court métrage comme l’opération Une mémoire en courts dans laquelle s’inscrit la constitution du programme "Anatole Dauman" décrite par Yann Goupil. Dans sa contribution, ce dernier affirme d’ailleurs que "c’est la meilleure reconnaissance que l’on puisse faire aux œuvres et à leurs auteurs que de les ouvrir à l’ici et maintenant sans les figer dans le formol du patrimoine". La publication des actes du colloque sur "Le court métrage documentaire français de 1945 à 1968" s’inscrit parfaitement dans cette logique.