Les années 1950 vues au kaléidoscope de la revue "Arts".

Le dynamisme de la presse périodique et des magazines dans la France des années 1950 est un phénomène bien connu : « la presse qui gagne [dans ce contexte] est une presse non partisane –au moins en apparence-, dirigée par des professionnels aguerris qui savent s’adresser au public populaire   ». Le magazine Arts participe de cette évolution. Sous-titré « beaux-arts, littérature, spectacle », il est créé au lendemain de la Libération par Georges Wildenstein, qui a dirigé Beaux-Arts, entre 1924 et 1940. Arts ne devait toutefois se faire mieux connaître que dans les années 1950, au moment où Louis Pauwels, puis Jacques Laurent et André Parinaud en dirigèrent la rédaction. Les 83 articles sélectionnés par Henri Blondet pour cette publication aux éditions Tallandier sont datés de 1952 à 1966, date de la disparition de la revue. Plus de la moitié (42) furent cependant écrits en 1957, 1958 ou 1959. Ils donnent la tonalité d’un magazine dont le nom évoque immanquablement les fifties.

La revue des Hussards ?

De la revue Arts, à laquelle il collabora régulièrement à partir de 1958, le critique Mathieu Galey écrivit un jour que les membres –hors lui- en étaient « tous plus ou moins issus de l’Action française   ». Jacques Laurent dirigea en effet cette publication dans les années 1950 et Michel Déon y collabora épisodiquement. Or nul n’ignorait, dans les années 1950, que la jeunesse politique de ces deux auteurs s’était dorée au soleil maurrassien. De là à faire d’Arts la revue emblématique des « Hussards », cette génération d’écrivains souvent marqués à droite et bataillant contre la littérature engagée qu’incarnait pour eux Sartre, il est un pas que les spécialistes d’histoire culturelle se garderont de franchir   . A raison ! Plus qu’à Arts, c’est à La Parisienne, mensuel littéraire fondé en janvier 1953 par Jacques Laurent et André Parinaud   , qu’il revint de porter bien haut l’étendard des Hussards dans la bataille intentée aux Temps modernes et à leur directeur   .

Un art du décalage plus que de la provocation

Dans la galaxie culturelle des années 1950-1960, Arts occupait donc une place complexe : celle d’un magazine qui ne limitait pas son propos à la littérature mais prétendait, comme Opéra à la même époque, aborder toutes les formes de création, voire appliquer les catégories du jugement esthétique à des sujets a priori peu « nobles » comme les courses cyclistes ou les défilés de haute couture. Louis Pauwels –futur patron du Figaro magazine- Jacques Laurent et André Parinaud, qui dirigèrent successivement la rédaction d’Arts, cultivèrent ainsi un art du décalage subtil entre la qualité des auteurs et la nature des sujets abordés par leurs papiers. Demander à Jacques Audiberti, ce magicien des mots, de se rendre à la Chambre des députés en février 1955 pour en décrire une séance publique ; confier à Jean Giono le Provençal le soin de suivre le procès de Gaston Dominici ; ou publier un long article de Marcel Jouhandeau sur l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy en décembre 1963, telles étaient les audaces du magazine. Il n’y entrait rien de gratuit. Un mot s’impose en effet à lire les articles sélectionnés par Henri Blondet : plus qu’à « culture de la provocation » comme l’écrit le sous-titre, on songe à « élitisme ». C’est l’élitisme que traduit cet appétit de décalage, selon le principe qu’un homme de goût doit pouvoir exercer son jugement sur tout. Arts se voulait peut-être comme une version imprimée du dernier salon où l’on cause, entre soi et pour la galerie, de littérature, de théâtre ou concession à l’époque, de cinéma. Exclue, la politique le restait théoriquement : Jacques Laurent quitta la revue en 1958 plutôt que de l’associer à son combat en faveur de l’Algérie française. L’élitisme qui caractérisait Arts convenait pourtant mieux a priori à une certaine droite qu’aux gauches communiste ou modérée. Les noms de Roger Nimier, de Michel Mohrt ou d’Antoine Blondin se retrouvent de fait dans l’ouvrage publié aux éditions Tallandier, outre ceux de Michel Déon et de Jacques Laurent, déjà cités. Les grands ancêtres que les Hussards s’inventèrent, et qui avaient souvent en commun de s’être compromis sous l’Occupation   , y signèrent également des articles, qu’il s’agisse de Jacques Chardonne, de Marcel Jouhandeau ou d’Henry de Montherlant. Il y manque certes Kléber Haedens chez les jeunes pousses ou André Fraigneau du côté des aînés, mais il ne fait pas de doute qu’Arts, sans être la revue des Hussards, se situait dans la galaxie de la droite littéraire dans les années 1950, comme les éditions de la Table ronde   . Le magazine tenait une place isolée dans cet univers mais l’élitisme qui y était cultivé pouvait rencontrer certaines avant-gardes.

Des colonnes qui s’ouvrent à la Nouvelle Vague

Pas les avant-gardes littéraires, certes : Arts campa au contraire sur une hostilité de principe à l’égard du Nouveau Roman. La revue ouvrit en revanche ses colonnes à ces jeunes critiques de cinéma qui ne tarderaient pas à former la Nouvelle Vague. François Truffaut défendit ainsi dans Arts un cinéma exigeant, animé par une véritable « morale artistique   , contre cette paresseuse qualité française que représentaient, selon lui, les Jean Delannoy, André Hunebelle et autres Marc Allégret. Il souhaitait « que vienne l’âge des cinéastes prétentieux et des critiques exigeants », pour mettre fin à la crise d’ambition du cinéma hexagonal   . Cet appel résonnait comme un éloge de la liberté. Le cinéma devait sortir des studios et s’écarter des scenarii trop léchés pour rencontrer le grand vent de la vie. A lire les articles de François Truffaut, de Jean-Luc Godard ou d’Eric Rohmer, on serait tenté de comparer la Nouvelle Vague aux impressionnistes. Cent ans après avoir libéré le chevalet de l’atelier, il convenait à la fin des années 1950 d’exposer la caméra au soleil, au grand air. « Ce serait assurément tomber dans l’histoire épique ou pieuse que de faire de la « nouvelle vague » une révolution culturelle », comme l’indique Jean-François Sirinelli   , mais il n’est pas interdit de voir dans ce courant l’annonce de quelque chose qui dépasse le cinéma. Dans les années 1960, la France serait en effet « emportée par la mue la plus rapide de son histoire »   . Comme le reste du monde occidental, les mœurs y subiraient notamment une évolution rapide, que les films de la Nouvelle Vague –Le Beau Serge en 1958, A bout de souffle en 1959- et les papiers de François Truffaut annoncent mieux que les romans de Roger Nimier ou de Jacques Laurent, piliers d’Arts.

Les années 1950 : un temps de transition

Lire les articles rassemblés par Henri Blondet pour les éditions Tallandier, c’est donc plonger dans cette époque qui précède les Vingt décisives au cours desquelles la société française changerait de fond en comble   . Les chroniques d’Arts sont pleines de ces coups sourds qui annoncent la fin d’une époque sans que se puisse déjà deviner ce qui lui succédera. On y discute encore d’une élection ou d’un échec à l’Académie française –celui de Morand, ancien ambassadeur de Vichy- comme d’affaires sérieuses… Mais les bobos de Louison Bobet ne sont pas moins intéressants pour Roger Nimier ou Antoine Blondin que les intrigues en costume vert : où se dessine l’abolition future des frontières entre culture savante et culture populaire ! Que Jean Renoir déclare pour Arts que « la télévision [lui] a révélé un nouveau cinéma   » et nous entendons le bruit de la cognée qui accompagne la fin d’un monde, dans La Cerisaie de Tchekhov. Que Jacques Audiberti s’étonne de l’investissement des villes par les automobiles   et se devine déjà un doute sur la bonté du progrès, une fissure comme celles qui se multiplient sur les murs de la salle du trône et annoncent la mort de Bérenger Ier, dans Le Roi se meurt d’Ionesco. En ces temps de transition où, comme l’a montré Reinhart Koselleck, des formes sociales anciennes cohabitent avec de nouveaux paradigmes, les chroniqueurs d’Arts choisissent, qui de s’attarder à l’auberge du monde qui finit, qui de se poser en vigies des ères qui viennent. Les derniers feux d’une mode empesée et mondaine avant les défilés révolutionnés par Yves Saint-Laurent   , une vue cavalière sur l’industrie télévisuelle aux Etats-Unis à la fin des années 1950, une analyse -presque barthienne et portant signée Jacques Laurent- du mariage de Grace Kelly et de Rainier de Monaco comme mythologie : on lira tout cela et bien d’autres choses dans la sélection des articles d’Arts, qui brosse sans le vouloir la fresque éclatée d’un temps de transition