L’histoire oubliée des 20 000 travailleurs indochinois "immigrés de force" entre 1939 et 1952.

La mémoire de la participation de l’Empire français aux conflits du XXe siècle se limite souvent à rappeler les combats des tirailleurs, des spahis ou des goumiers. Cette contribution ne se résume pourtant pas à l’envoi de soldats au front : au cours de la Première Guerre mondiale déjà, 200 000 travailleurs coloniaux dont 50 000 Indochinois s’affairaient dans les usines françaises. Dans l’entre-deux-guerres, le recrutement de la main-d’œuvre « indigène » est organisé par une loi qui autorise le recours à la contrainte, par la réquisition de travailleurs. En 1939, le Gouvernement décide l’acheminement de 90 000 ouvriers indochinois sur le territoire métropolitain. Le déroulement de la campagne de France interrompt les transferts en provenance d’Extrême-Orient. A l’armistice, on recense pourtant 20 000 Indochinois sur le territoire métropolitain. Ces hommes ont été recrutés par la IIIe République mais c’est le gouvernement de Vichy qui les utilise, faute de pouvoir les rapatrier. Fondé essentiellement sur des entretiens réalisés avec les acteurs, l’ouvrage de Pierre Daum met en lumière un versant méconnu de l’histoire coloniale française à travers le destin de ces travailleurs « immigrés de force ».

Un aller sans retour

Parmi les 20 000 « Ouvriers Non Spécialisés » (ONS) bloqués en territoire français en 1940, deux catégories sont à distinguer : les victimes des réquisitions forcées, des paysans illettrés, qui forment l’écrasante majorité des travailleurs (96%) et le personnel d’encadrement, possédant un certain niveau d’études et maîtrisant donc le français, qui s’est quant à lui porté volontaire. L’origine géographique de la main d’œuvre est riche d’enseignement sur la politique indochinoise de la France. Aucun travailleur ne vient du Laos et du Cambodge, alors que les trois provinces, les fameux « trois Ky » qui devaient former le Vietnam sont largement, mais inégalement, mises à contribution. La seule colonie de l’Union indochinoise, la Cochinchine, est épargnée par les réquisitions, ce qui n’est pas le cas de l’Annam, le protectorat pauvre et rural.

Après un voyage dans des conditions éprouvantes, au fond des cales des navires de transport, les Ouvriers non spécialisés (ONS) débarquent à la prison des Baumettes de Marseille, avant de rejoindre les poudreries réparties sur l’ensemble du territoire. La première vision de la France qu’ont ces paysans est ambivalente. Certains, émerveillés par la ville qu’ils découvrent, y voient la preuve de la puissance française et la raison de sa domination sur l’Indochine. D’autres, choqués par la pauvreté de nombreux métropolitains, chose impensable aux yeux d’un « indigène », perdent leurs illusions sur la vitalité du colonisateur.

Au service de la riziculture et de l’organisation Todt

La Seconde Guerre mondiale marque une rupture dans l’histoire coloniale française, car elle sert de catalyseur au mouvement de décolonisation. Confronté à la débâcle, Lê Huu Tho, un engagé volontaire, fils d’un mandarin de Hué, décrit parfaitement la perte de prestige de la France : « Ma vision idyllique de la France s’est trouvée complètement bouleversée. Et d’abord, comment une armée soi-disant si puissante a-t-elle pu être défaite si rapidement ?   ». La nouvelle du naufrage français est bien accueillie par la grande masse des « immigrés de force » : aucune sympathie pour une Allemagne dont ils ignorent tout dans cette réaction. Mais beaucoup d’ONS interprètent la défaite française comme la promesse d’un retour prochain. Cependant, et à la différence des travailleurs venus d’Afrique du Nord, seuls 4 500 de ces travailleurs sont alors rapatriés, en raison de l’interruption des communications maritimes entre la France et sa colonie d’Extrême-Orient.

Les 14 200 travailleurs indochinois demeurés en France sont pris en charge par le service de la « Main-d’œuvre indigène » (la MOI), rattaché au ministère du Travail. Faute de pouvoir la renvoyer en Indochine, Vichy prend la décision à l’été 1941 d’utiliser cette main-d’œuvre. Ainsi, en 1943, la majorité des Indochinois présents en métropole sont employés dans les entreprises agricoles et forestières, les poudreries, l’extraction de tourbe pour le chauffage où ils remplacent les travailleurs français prisonniers en Allemagne. Ils travaillent par exemple aux salins de Salin-de-Giraud (Bouches-du-Rhône) ou cultivent le riz en Camargue. L’interruption des échanges avec ces territoires a en effet fait prendre conscience aux autorités que la riziculture camarguaise pourrait devenir rentable. Elle pouvait permettre notamment d’assurer l’alimentation des ONS asiatiques. Ce sont ainsi les travailleurs forcés indochinois qui ont permis l’essor de la riziculture en Camargue, ce que la mémoire locale tend à occulter, comme l’illustre le site du Syndicat des Riziculteurs de France qui n’y fait nulle mention. Enfin, et de manière croissante, les ouvriers indochinois pouvaient travailler directement pour l’Allemagne, soit pour les troupes d’occupation soit pour l’organisation Todt. En janvier 1944 plus du quart des ONS sont au service de l’occupant.

Les conditions de travail sont éprouvantes, les tâches les plus ingrates sont réservées aux ONS et les salaires sont extrêmement faibles. Les entreprises désirant les employer ne les dédommagent pas directement. Leur salaire est versé aux services de la MOI qui en retient environ 75% au titre des frais de nourriture, de logement et d’entretien. Pierre Daum indique qu’un travailleur indochinois gagne près de huit fois moins que le salaire moyen d’un ouvrier français sous l’Occupation.

Les ONS sont regroupés dans plusieurs camps, les plus importants se situent à Mazargues (dans un faubourg de Marseille) et à Sorgues (Vaucluse) L’encadrement est assuré par d’anciens fonctionnaires coloniaux remplacés en 1943 par des élèves de l’Enfom (Ecole nationale de la France d’outre-mer), affectation qui permet aux futurs administrateurs d’éviter le STO. La description qu’offre Pierre Daum de la vie dans ces camps, rythmée par les nombreuses punitions, donne l’impression que les conditions du bagne de Poulo Condor ont été transposées en France. Près d’un Vietnamien sur vingt trouve d’ailleurs la mort lors de son séjour sur le territoire métropolitain. Les travailleurs souffrent de la faim, car une partie du ravitaillement prévu est détournée par les fonctionnaires pour être revendue au marché noir. Se nourrir devient alors la priorité des ONS. Pour y parvenir, ils n’hésitent pas à se servir dans les champs, les poulaillers, les maisons. Un des anciens travailleurs recontrés par Pierre Daum, Lê Huu Tho, raconte d’ailleurs avec malice qu’ « autour du camp de Sorgues (…) on n’entendait plus miauler un seul chat, ni aboyer un seul chien.   ». Ces vols entraînent des tensions avec les populations locales et renforcent ainsi les stéréotypes nourris sur l’autre par les Indochinois et les Français. Cette cohabitation parfois délicate n’empêche cependant pas les rencontres plus chaleureuses et l’on compte ainsi une centaine de mariages franco-indochinois en 1946. Ce sont d’ailleurs essentiellement ces mariages qui conduiraient un millier d’ONS à s’installer définitivement en France.

Pris entre deux guerres

La Libération de la France ne signifie nullement le rapatriement des « immigrés de force ». Le rythme des retours varie en fonction de l’évolution de la situation indochinoise. L’opération entamée dès 1945 ne s’achève qu’en 1952. Les ONS sont même invités à s’engager au sein du corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO), commandé par le général Leclerc, qui a pour mission de rétablir la souveraineté française en Indochine après le coup de force japonais du 9 mars 1945 et la proclamation de l’indépendance de la République démocratique du Viêt Nam le 2 septembre de la même année par Hô Chi Minh.

La présence de ces travailleurs en France devient vite un enjeu dans le conflit indochinois, car ils ont noué des liens avec les autres Vietnamiens immigrés et les ont rejoints au sein de la Délégation générale des Indochinois de France qui réclame l’indépendance. Hô Chi Minh profite par exemple de la conférence de Fontainebleau à l’été 1946 pour visiter le camp de Mazargues, s’y faire mieux connaître et y prononcer un discours. A l’intérieur même des camps, trotskistes et communistes s’affrontent sur l’attitude à tenir face à l’évolution politique vietnamienne. La querelle prend une forme violente à Mazargues dans la nuit du 15 au 16 mai 1948 lors d’un affrontement entre les deux groupes. Cette « Saint-Barthélémy indochinoise » fait six morts et une soixantaine de blessés. La tournure prise par le conflit indochinois et l’agitation de plus en plus forte dans les camps poussent le gouvernement à accélérer le rapatriement des ONS à la fin des années quarante.

Le retour en Indochine ne marque pas la fin du calvaire des « immigrés de force ». Certains sont longuement retenus dans la base de débarquement des travailleurs indochinois au Cap-Manuel, où ils sont à nouveau requis pour des travaux d’entretien locaux. Tous doivent cependant subir la méfiance de leurs compatriotes qui les soupçonnent de sympathies pro-françaises. Aujourd’hui encore, la mémoire vietnamienne ne semble pas parfaitement apaisée à leur égard.

Plusieurs témoins rencontrés par Pierre Daum ont demandé à rester anonymes. C’est par exemple le cas d’un sympathisant trotskyste impliqué dans les violences du camp de Mazargues, résidant aujourd’hui au Vietnam qui craint toujours que la police découvre son passé.

Pierre Daum, journaliste, se fixe comme objectif le recueil de la mémoire des « immigrés de force ». Son ouvrage va cependant au-delà car il met en lumière un volet mal connu de la colonisation dont les historiens doivent maintenant se saisir