Un livre de philosophie politique exceptionnellement riche, dont les conclusions ne semblent toutefois pas réellement démonstratives.  

Hans Jonas a longtemps été conspué pour avoir osé douter de la capacité de la démocratie, dans son fonctionnement actuel, à prendre en charge les enjeux écologiques. Selon lui, le changement radical de mode de vie et de consommation, ainsi que le contrôle drastique de l’innovation scientifique, ne pouvaient être réalisés que s’ils étaient imposés d’en haut par "une tyrannie bienveillante, bien informée et animée par la juste compréhension des choses"   . "Seule une élite", poursuivait-il, "peut éthiquement et intellectuellement assumer la responsabilité pour l’avenir", en sorte que, à tout prendre, le centralisme socialiste lui semblait encore préférable au complexe "capitaliste-démocratique-libéral"   .

Le risque d’établir par là une sorte d’expertocratie a été largement dénoncé, mais l’on s’est sans doute mépris sur le statut exact de cette proposition par laquelle Hans Jonas ne visait assurément pas à exprimer un idéal politique personnel, mais bien plutôt à avancer un diagnostic sur le fonctionnement des démocraties libérales et sur leur incapacité structurelle à répondre efficacement aux problèmes environnementaux. Dans quelle mesure le système politique moderne est-il capable de comprendre et de traiter les questions écologiques qui se posent à la société ? Tel était le sens de l’interrogation de Hans Jonas.

C’est cette interrogation essentielle que reprend à son compte Nicolas de Longeaux dans ce livre de philosophie politique important et, à de nombreux égards, tout à fait exceptionnel, sans restreindre son champ de réflexion à la seule philosophie environnementale de Jonas, mais en s’efforçant au contraire de prendre en considération presque toutes les philosophies politiques contemporaines susceptibles d’apporter un éclairage sur les questions écologiques, du saint-simonisme à John Rawls, en passant par Karl Marx, Max Weber, Hannah Arendt, André Gorz, Ivan Illich, Jean-Pierre Dupuy, quelques penseurs clés de l’éthique environnementale, Michael Walzer, Felix Guattari, Cornélius Castoriadis, Etienne Tassin et surtout Jürgen Habermas, qui joue dans cette étude un rôle absolument central.      

Objectifs de l’enquête et thèses principales

L’entreprise de Nicolas de Longeaux poursuit deux objectifs principaux. Elle se présente tout d’abord comme une enquête portant sur les conditions théoriques générales de fonctionnement des institutions politiques actuelles, et sur les contraintes principielles qui déterminent les marges d’action des démocraties modernes confrontées aux phénomènes de crise environnementale. 

La thèse qu’il défend à ce niveau est que le système politique contemporain est inadapté à la résolution des questions écologiques, et qu’il est condamné à les aborder avec des ressources et des structures qui ont été mises en place pour répondre à des problèmes politiques totalement différents.

L’enquête se poursuit alors en direction de la réflexion politique contemporaine, en cherchant successivement dans la pensée écologiste (en entendant par là les élaborations théoriques des penseurs de l’écologie sociale, de l’éthique environnementale, de la deep ecology et de Hans Jonas lui-même), puis dans la philosophie politique actuelle (de Marx à Rawls), des concepts qui pourraient permettre d’interpréter les insuffisances de nos institutions en indiquant par là même de quelle(s) façon(s) il conviendrait de les adapter aux questions écologiques.

La thèse que défend l’auteur à ce niveau est qu'aucune théorie politique actuellement disponible n’est à même d’apporter de réponse à ce qu’il tient pour les deux questions résiduelles qui dépassent les possibilités du traitement démocratique libéral des phénomènes de crise écologique, à savoir le conflit des appréciations subjectives de valeurs et l’acceptabilité sociale du risque. Selon lui, la politique ne peut rien instituer au-delà de cette division sans devenir autoritaire, et toute l’ambition du livre est de montrer que les limitations historiques qui pèsent sur le fonctionnement réel des institutions démocratiques, qui les ont empêchées jusqu’à présent de se saisir des problèmes écologiques dans toute leur originalité, pèsent aussi sur la philosophie politique.

La réussite de l’entreprise

Il est impossible dans les limites de ce compte-rendu de rendre justice aux analyses subtiles et complexes que l’auteur déploie, à chaque étape, pour démontrer l’incapacité structurelle des démocraties contemporaines à poser et à résoudre les problèmes écologiques, et pour mettre au jour les insuffisances des diverses théories politiques à poser de tels problèmes dans leur intégralité sans plus ou moins les transformer ou les amputer .

Disons simplement que la généalogie des institutions politiques qu’il esquisse en première partie depuis grosso modo la fin du XVIIIe  siècle réussit à merveille à rendre compte de l’irréductibilité des problèmes écologiques, du point de vue de leur traitement pratique par le système politique contemporain, aux autres types de problèmes collectifs, par le conflit entre deux modalités d’exercice du pouvoir   ; que l’élucidation des contraintes fonctionnelles des institutions démocratiques à l’aide des travaux empiriques de Pierre Lascoumes et de la théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas est à la fois lumineuse et très convaincante ; et que l’analyse des motifs pour lesquels les philosophies politiques contemporaines échouent à poser convenablement les problèmes écologiques, en raison d’une sorte d’accumulation culturelle et de sophistication telles que, désormais, la pensée politique se contente d’aborder une liste restreinte de sujets, en se divisant en familles idéologiques, spécialisée chacune dans un certain type de problèmes et travaillant à partir d’un ensemble de concepts qui lui est propre, est véritablement éclairante pour tous les penseurs qui sont convoqués dans la trroisième partie de cette étude.  

Discussion

L’on pourrait regretter en revanche le caractère très évasif, voire sibyllin, de la conclusion de l’enquête, tant il est vrai que l’on ne voit pas bien ce peut vouloir dire l’injonction selon laquelle "les questions écologiques nous obligent à penser le politique bien au-delà du politique"   ; l’on pourrait aussi s’étonner de voir que la pensée politique de Toni Negri et de Michael Hardt - lesquels se sont régulièrement penchés sur les problèmes écologiques -  ne fasse l’objet d’aucune discussion sérieuse et soit réduite à un slogan évoquant le désir de libération de la "multitude"   , ou encore qu’il ne soit presque rien dit de John Dryzek, qui est pourtant l’un des théoriciens nord-américains importants en matière d’écologie politique   ; l’on pourrait juger pour le moins cavalier que les Politiques de la nature de Bruno Latour ne soient mentionnées qu’en passant, et soient rapidement confondues avec les propositions avancées par Michel Callon   , comme si Bruno Latour n’avait rien à nous dire sur la façon de faire entrer l’écologie en démocratie.  

Mais ces défauts nous paraissent presque résiduels en comparaison de ceux que donne malheureusement à voir la seconde partie de l’étude consacrée à un examen des pensées écologistes et des éthiques environnementales contemporaines, dont on aurait aimé que l’auteur leur consacre autant de soin, d’attention et de temps qu’il en a consacré, avec de si beaux résultats, à la pensée de Jürgen Habermas. Partout les lacunes et les insuffisances de l’information sont criantes. La typologie qui est proposée des diverses éthiques environnementales est inadéquate. La genèse de ce courant philosophique est mal restituée. Le concept de valeur intrinsèque – qui est au centre de toutes les élaborations des éthiques environnementales, y compris de celles qui multiplient les efforts pour dépasser la dichotomie entre valeur instrumentale et valeur intrinsèque – est mal élucidé. La force et le sens exact de l’objection des cas marginaux, qui a joué un rôle capital dans la formation des problématiques en éthique environnementale, n’ont pas été bien saisis. La doctrine de certains auteurs majeurs est méconnue, ou est rendue méconnaissable (notamment celle de Rolston et celle de Naess). D’étranges confusions sont commises (entre éthique environnementale et éthique animale, entre théorie des droits des animaux et théorie de la libération animale, etc.). Certains silences ne manquent pas d’étonner (pas un mot sur Joel Feinberg ou Tom Regan, rien sur l’éthique des vertus, rien non plus sur la justice environnementale).    

Enfin et surtout, il nous semble incompréhensible qu’un auteur de l’envergure de Bryan Norton ne soit jamais examiné dans cette étude   – et au-delà de lui, tout le courant du pragmatisme environnemental dont il est la figure de proue –, alors même que ses travaux, sous de nombreux aspects,  se situent au cœur des problèmes qui sont examinés par Nicolas de Longeaux.

Non seulement Bryan Norton s’interroge expressément, et depuis le début de sa carrière, sur les conditions sous lesquelles l’éthique environnementale est susceptible de connaître une application politique, mais la référence à Jürgen Habermas joue dans son entreprise un rôle déterminant, comme l’atteste son dernier livre, qui est assurément l’un des livres d’écologie politique les plus marquants de la dernière décennie, Sustainability   , paru il y a déjà quatre ans, lequel, lui non plus, ne fait l’objet d’aucune mention. Comment, dans de telles conditions, reconnaître aux conclusions que tire l’auteur une valeur réellement démonstrative ?