Un essai d’interprétation du présent de la gauche à l’aune de son histoire.

    «Rien n’aiguise l’esprit comme la défaite», c’est dans le désarroi du vaincu que naît le questionnement critique sur le passé. Eric Hobsbawm, en concluant ainsi Marx et l’histoire , dressait le bilan morose d’un itinéraire jalonné d’illusions perdues, où le discours de l’historien se perd dans l’indifférence du présent. Vincent Duclert, dans La gauche devant l’histoire, décline sa réflexion sur un thème semblable, mais le constat de la défaite est le point de départ du travail critique de l’historien au lieu d’être son point d’arrêt.

    Ce constat s’inscrit dans la succession des avis de tempête qui n’apaisent pas la houle depuis 2002 : la gauche est divisée par les luttes de ses dirigeants ; submergée par les succès de ses concurrents ; dépassée par les attentes de ses militants. La conscience d’une «faillite», appelant à la refondation conduit à la même réflexion que celle de Marcellus dans Hamlet : «Something is rotten in the State of Denmark». Il y a quelque chose de pourri en terre socialiste, et Vincent Duclert l’explique par «la coupure avec l’histoire qui produit une rupture avec la politique»  

    L’ouvrage se présente donc comme un essai polyphonique à trois voix, mêlées dans une  approche chronologique. Une interprétation de l’histoire de la gauche depuis 1889 restitue une tradition partagée d’engagements et de valeurs. Une explication du présent de la gauche en 2009 établit un diagnostic sur une situation de crise et propose comme remède la réhabilitation de la conscience historique. Celle-ci, portée par les historiens et les intellectuels, interroge leur place dans une gauche en recomposition.

Histoire de la politique : essai d’interprétation de la gauche depuis 1889

    La trame de l’ouvrage consiste en la mise en valeur d’une histoire politique oubliée, histoire de combats et de débats qui a scellé le destin de la gauche à celui de la République.

    Cette tradition est esquissée par une chaîne de fondateurs, de Jean Allemane à Jean Jaurès, en passant par Lucien Herr et Léon Blum, qui en fixent les traits. Elle prend fait et cause pour la République sans la considérer comme un instrument d’oppression. Elle rejette le marxisme et la bureaucratie du parti, pour s’ouvrir à la diversité des courants intellectuels. Elle défend les droits et libertés du citoyen, refusant de circonscrire la lutte au seul avantage d’une classe. Attachée à la vocation universelle d’un socialisme éthique autant que politique, nourrie par l’examen critique des faits, cette histoire trouve son moment fondateur dans l’Affaire Dreyfus. 1905 sonne l’heure des choix, et l’impératif de l’unité impose la mise en sourdine des combats qui avaient forgé l’identité socialiste pour réconcilier les frères ennemis. Mais l’idéal universel d’un socialisme ouvert n’est pas sacrifié et trouve son expression dans les expériences du Front Populaire et de la Résistance. Progressivement, toutefois, s’exerce une tension entre cette tradition d’engagements qui suppose la diversité des opinions, et la réalité d’un parti qui impose la rigidité d’un dogme. Désormais, l’horizon d’un socialisme démocratique se trouve défendu par des groupes extérieurs à la SFIO puis au PS, du mendésisme à la deuxième gauche. 1968, enfin, brise les espoirs d’une rénovation de la gauche, devant les logiques de parti.

    La thèse a le tranchant de l’obsidienne : c’est dans une tradition nourrie de luttes que la gauche trouve sa conscience politique ; c’est dans son occultation par la stratégie du parti que s’explique son désarroi. Pour être convaincante, la démonstration doit dégager une voie sans aspérités là où les ruptures ne sont pas univoques. Celle de 1905, qui partage «un temps d’engagement et de liberté» et «la glaciation progressive des appareils»   ne va pas de soi. Le débat des Deux méthodes entre Jules Guesde et Jean Jaurès en 1900, que Vincent Duclert interprète comme la possibilité maintenue de l’unité socialiste par la confrontation d’opinions, peut tout aussi bien être lue comme le prodrome à une division précédant la fondation de la SFIO. De même, peut-on écarter la période mitterrandienne sous prétexte qu’elle a signifié une «opposition entre la gauche et l’événement»   , et donc l’histoire? Si la gauche doit fonder son renouvellement sur la critique de son passé, elle doit le révéler en pleine lumière, évitant les zones d’ombre. Dans le cas contraire, un panthéon chasse l’autre, et l’interprétation de l’histoire est réduite au discours convenu des Res Gestae Divi Augusti, masquant les ombres frappées de damnatio memoriae, de Jules Guesde à François Mitterrand.

    Elle doit également briser le vase clos où se définit la tradition d’un socialisme démocratique, prenant en considération les impératifs extérieurs qui dictent les choix politiques. La fermeture du parti à une conception critique de son histoire n’est pas réductible aux seules logiques d’appareil initiées en 1905. Elle doit aussi tenir compte des forces concurrentes (la pression communiste n’est pas évoquée) ou divergentes. Le socialisme ne peut être considéré sous le seul aspect des valeurs qu’il incarne, il est aussi une force politique soumise à des jeux de pouvoir.  

    Ces limites s’expliquent malgré tout par l’ambition de Vincent Duclert d’éclairer une situation présente par le passé, retrouvant par là le sens que Walter Benjamin assignait à l’histoire: «objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’à-présent». C’est dans ce rapport avec l’à-présent que prend sens La gauche face à l’histoire, c’est comme essai d’explication de l’actualité qu’il faut l’évaluer.


Politique de l’histoire : essai d’explication de la gauche en 2009

    L’oubli d’une tradition du socialisme démocratique, selon Vincent Duclert, explique la difficulté actuelle de la gauche à maintenir son unité, à formuler un programme mobilisant électeurs et militants. Histoire et politique, les deux termes sont indissolublement liés, mais dans un rapport mouvant obscurcissant les enjeux. A première lecture, c’est l’histoire qui impose une vision de la politique, définie surtout par les valeurs qu’elle porte. La connaissance du passé est fondatrice de ces valeurs, et son étude doit aider à reconquérir une conscience politique perdue, dont le rôle est d’ordonner une expérience et de la diriger vers l’action présente.

    Mais fonder ainsi la conscience politique de la gauche sur la seule mémoire d’engagements héroïques masque les respirations différées de la politique elle-même. Les moments que Vincent Duclert isole sont des temps d’exception, ceux où, selon Tocqueville, «les grands caractères paraissaient alors en relief comme ces monuments que cachait l’obscurité de la nuit, et qu’on voit se dessiner tout-à-coup à la lueur d’un incendie». Ces moments particuliers des héros de la «vocation» n’épuisent pourtant pas le sens de la politique, qui est également (Weber, toujours), la recherche d’une participation au pouvoir. Or, cette question n’apparaît pas dans l’ouvrage : le gouvernement Mollet et la SFIO qu’il dirige ont trahi la tradition républicaine du socialisme ; la période mitterrandienne (et au-delà) est ignorée. Evacuant le problème du pouvoir, fondateur d’une expérience au même titre que les heures de combat, liant la «conscience démocratique» de la gauche sur des moments d’exception irréductibles aux exigences présentes, l’histoire qu’exhume Vincent Duclert risque de se réduire à une mémoire convenue des temps anciens. Par elle seraient fixés de grands principes, sans que leur application concrète n’en soit déterminée pour autant.

    Pour fonder le projet politique de la gauche, cette histoire doit donc être actualisée à l’aune des impératifs du moment. Elle ressemble à ces «beaux fruits détachés de l’arbre» évoqués par Hegel, coupés de la terre qui les a portés et des saisons qui les a développés, et qui doivent être investis d’une signification nouvelle leur donnant sens aux yeux des contemporains. Or, l’absence d’un diagnostic clair, définissant les enjeux auxquels la gauche est confrontée, ne permet pas d’effectuer cette réappropriation. Les valeurs portées par le passé sont clairement affirmées: «un socialisme de la liberté, un authentique libéralisme politique porteur de démocratie, des libertés civiles, de l’Etat de droit, de l’Etat juste limitant les inégalités et combattant la violence»   . Mais que veulent dire ces formules, et qu’impliquent-elles pour les socialistes en 2009 ? Sans cette réinterprétation, le projet politique de la gauche adossé à une histoire épique ne peut sortir des déclarations d’intention, il lui manque la précision du programme.

    La difficulté tient sans doute au rapport entre histoire et politique, où les luttes du passé doivent modeler les combats du présent. L’auteur superpose cette articulation à une autre, plus convaincante : l’histoire n’est pas seulement une connaissance du passé, elle est aussi une méthode d’interprétation des faits, qui fonde une vision critique de la politique, attentive aux exigences de la réalité. La conscience politique de la gauche, en ce sens, serait davantage un signal gardant l’esprit en éveil, lorsque les formules convenues isolent de la réalité. C’est ce qui rassemble les moments égrenés dans l’ouvrage : de l’Affaire Dreyfus à la deuxième gauche, «la fonction de ces dissidences fut de maintenir un possible, un progrès, un socialisme imaginaire qui donnait au socialisme une conscience démocratique»   . La gauche est devant l’histoire, non dans la posture de l’accusé soumis au jugement de la postérité, mais dans celle de l’éclaireur qui doit l’accompagner. Retour à Lucien Herr, qui écrivait à l’intention des socialistes en 1890 : «nous avons le devoir de les éclairer». Le «nous» révèle ici le dernier thème de la réflexion de Vincent Duclert : ceux qui ont la charge de maintenir l’esprit en éveil sont les intellectuels.

L’historien-roi

    La gauche devant l’histoire consiste finalement en une apologie de l’intellectuel et de l’historien. Les autres dimensions de l’ouvrage convergent vers cette figure, qui a apporté «une contribution décisive aux combats qui ont fait la gauche moderne depuis les débuts de la IIIe République»   . Mettant en accusation les cadres d’un parti «devenu affligeant», voire les militants eux-mêmes qui «perdent leur honneur»   , Vincent Duclert indique que les socialistes ne sont pas à la hauteur de ce que les intellectuels ont défendu pour eux. Et le raisonnement va plus loin encore, puisque les socialistes français «doivent être intellectuels» en adoptant cette conception critique venant de la compréhension de l’histoire, et se faire eux-mêmes... historiens.

    Sans doute la perspective est-elle faussée par le discours apologétique. L’auteur oppose ainsi l’âge d’or précédant 1905, où les intellectuels pouvaient annoncer la victoire de la raison comme Isaïe celle d’Israël ; et un âge de fer où, écartés par le parti des années 1950, ils prédisaient la disparition du socialisme comme Jérémie la chute de Jérusalem. Mais la lune de miel entre le socialisme et ses intellectuels n’a pas attendu Guy Mollet pour devenir une scène de ménage, et une méfiance profonde à leur égard se manifeste depuis la fin du XIXe siècle. Ni Lucien Herr ni Charles Andler ne se faisaient d’illusion sur leur propre rôle, le dernier méprisant même «la discipline des congrès» et les motions «proposées par des hommes incultes»   . La contribution majeure de ces individus a été de donner un sens à la politique en lui assignant un horizon plus vaste, qui justifiât l’engagement. On ne peut attendre des militants qu’ils croient en cet idéal si les historiens leur assènent qu’ils n’ont rien compris à leur passé. Et on ne peut attendre des dirigeants socialistes qu’ils ouvrent joyeusement leurs programmes à la critique historique si les historiens les accusent de trahison.

    La parole de l’intellectuel ne peut avoir de sens que si elle est adressée à une personne et formulée en fonction d’elle seule. Ce n’est pas aux militants, ni aux électeurs de la gauche, ni même à ses dirigeants, de venir aux intellectuels pour cueillir les fruits de la connaissance. Il appartient aux historiens d’être à l’écoute du monde qui les environne, d’exposer les éléments qu’ils ont exhumés en fonction de leur public, pour que l’histoire ne se réduise pas à des pièces de musée.

    En définitive, l’essai de Vincent Duclert éclaire les valeurs qui fondent la gauche, mais réduisant cette histoire à la confrontation binaire entre les intellectuels et le parti, il ne permet pas d’en tirer les sources d’un renouvellement. C’est en posant son diagnostic sur la situation actuelle de la gauche que l’ouvrage ouvre la voie d’une réappropriation du passé, par une conscience politique renouvelée, fondée sur la méthode critique de l’historien. Le rôle de l’intellectuel s’en trouve ainsi agrandi, mais au risque de creuser encore le fossé qui le sépare des militants et des dirigeants socialistes.

    L’ouvrage a donc le mérite de poser des questions nombreuses qui suscitent le débat, sur le problème de la continuité de la gauche face à des enjeux nouveaux, sur le rôle à donner aux idées dans ce renouvellement, sur la place des intellectuels et leur responsabilité. En posant le retour aux sources de la gauche comme préalable à toute reconstruction d’une identité politique, cet essai vise juste. Mais à la condition de ne pas sélectionner les ancêtres glorieux au détriment d’une ascendance moins prestigieuse, comme le fait Rebecca dans le Vanity Fair de Thackeray, qui s’enorgueillit de ses ancêtres Montmorency pour faire oublier qu’elle est la fille d’une actrice. A la condition, également, de ne pas enfermer les historiens dans une tour d’ivoire, attendant que le monde vienne à eux. Le regard critique jeté sur le passé du socialisme doit également s’appliquer à ceux qui l’étudient, et la marginalisation dénoncée des intellectuels doit inviter à une interrogation sans cesse renouvelée sur l’adaptation de leur discours à une société qui change. «Rien n’aiguise l’esprit autant que la défaite», celle-ci doit être le point de départ d’une interrogation critique sur la place de la gauche dans l’histoire, autant que sur la place de l’historien en politique