Un livre remarquable dans lequel l'auteur défend des thèses audacieuses, sans que pour autant la démarche adoptée donne entière satisfaction.     

* Dans la liste des livres marquants de la rentrée des essais, il y a celui du philosophe Ruwen Ogien Philosopher ou faire l'amour qui prône encore une fois, et dans la cohérence de ses précédents écrits, une autonomie des choix. Dans son ouvrage
La vie, la mort, l'Etat : Le débat bioéthique  il questionnait alors l'interdit de la loi et l'autorité de la morale au creux d'une certaine histoire de la philosophie devant des problématiques sociétales.

 

 

 

Dans un passage extrêmement célèbre et, paradoxalement, peu étudié pour lui-même, Kant prolonge l’analyse de ce qu’il appelle l’"état de minorité" par une série d’exemples censés illustrer la façon dont cet état de servitude volontaire peut s’exercer dans les différents domaines de l’existence. "Il est si commode d’être mineur", écrit-il : "si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n’ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer."  

Les commentateurs auront tôt fait de faire correspondre à chaque domaine où Kant voit s’installer le risque d’une direction totalitaire l’un des grands traités où il s’est efforcé d’élucider les conditions d’un usage autonome de nos facultés : au domaine intellectuel (auquel le "livre" fait référence) correspondrait la Critique de la raison pure, au domaine moral (auquel le "directeur de conscience" fait référence) correspondrait la Critique de la raison pratique. Mais à quoi correspondrait au juste le dernier domaine ? Que vient faire ici d’ailleurs le médecin et son patient ? En quoi la démarche de celui qui consulte un médecin au sujet de sa santé est-elle sujette à critique ? Quel sens y a-t-il à dire que le médecin outrepasse ses droits en donnant des prescriptions et non pas des conseils, puisque, en la matière, il est la seule instance compétente – raison pour laquelle, précisément, le patient vient en consultation ?

Le problème que soulève Kant de façon fulgurante est celui du "paternalisme médical", pour reprendre le nom qui lui a été donné dans les travaux modernes de bioéthique. Pour le dire brièvement, la question est de savoir si le patient est le mieux placé pour déterminer son propre intérêt, ou si les médecins (ou l’équipe soignante, ou les tiers) ne sont pas plus à même d’en juger   . La position de Kant ne laisse pas de place au doute : le médecin ne doit pas s’interposer entre le malade et la manière dont il vit sa maladie, c’est à ce dernier qu’il appartient de décider si la vie sous traitement qu’on lui propose vaut plus ou moins à ses yeux que celle qu’il vit actuellement dans la maladie.

Critique du paternalisme

L’essai de Ruwen Ogien qui vient de paraître est tout entier consacré à une dénonciation des formes pernicieuses contemporaines que peut revêtir le paternalisme dans le domaine de l’encadrement juridique de la procréation assistée (fécondation in vitro, transfert d’embryons, insémination avec le sperme d’un donneur, etc.), de la gestation pour autrui, du clonage reproductif, de l’euthanasie – bref, de la vie et de la mort.

Les questions qu’il pose, qui relèvent à la fois de la philosophie morale et de la philosophie politique, sont les suivantes : le suicide assisté sous ses différentes formes, le recours à une mère porteuse, l’aide médicale à la procréation pour les gays, les lesbiennes et les femmes jugées "trop âgées", le clonage reproductif doivent-ils être interdits par la loi ? De manière plus générale, dans une société démocratique, laïque et pluraliste, l’Etat est-il habilité à définir les meilleures façons de procréer et de mourir et à les imposer à tous par la menace ou la force, ou sa tâche consiste-t-elle à protéger les conceptions de chacun dans la mesure où elles ne causent aucun tort évident à autrui ? Dans quelle mesure peut-on dire que le tort que l’on se fait à soi-même, celui que se font deux personnes consentantes et celui qui est fait à des entités abstraites, regardent, d’une manière ou d’une autre, la morale ?

A ces questions directes, l’auteur offre des réponses non moins directes : non, il n’y a rien d’immoral dans le suicide, l’automutilation, le blasphème, les relations sadomasochistes entre personnes consentantes, le clonage reproductif, la gestation pour autrui et toutes les formes de mort assistées ; oui, il faut se méfier de l’idée de dignité humaine, car elle est non seulement peu cohérente conceptuellement, mais aussi dangereuse politiquement ; quant à ce que l’on appelle étrangement en philosophie du droit les "crimes sans victimes", il ne doivent plus faire l’objet de sanctions pénales, et c’est pourquoi il faut promouvoir un système de dispositions pénales d’où serait complètement absent ce type de dispositions.

Les mères porteuses courent-elles des risques psychologiques liés à la gestation (risques de fausse couche, de baby-blues, de porter un enfant malade, etc.) ? Peut-être bien, répond Ruwen Ogien, mais "n’est-ce pas aux personnes de décider par elles-mêmes, après avoir eu accès à toute l’information nécessaire, si elles veulent prendre certains risques avec leur propre santé ou être confrontées à certains problèmes pour venir en aide à un couple infertile ?"   Faut-il assister un malade en phase terminale qui réclame qu’on l’aide à mourir ? "Si on estime qu’il n’y a pas de raison impérieuse de nier la validité du consentement du candidat à la mort assistée et si on admet que le consentement annule le tort, il s’ensuit qu’on ne lui cause pas de tort en répondant à sa demande"   .

Le principe constamment invoqué par Ruwen Ogien pour dénoncer certaines formes paternalistes d’interventionnisme de la puissance publique dans ces questions de vie et de mort est toujours le même : chacun a la liberté de faire ce qu’il veut de sa vie du moment qu’il ne nuit pas aux autres.

Les réponses de Ruwen Ogien n’étonneront pas ceux qui ont déjà lu ses précédents essais sur la pornographie et la liberté d’offenser, ainsi que sa magistrale défense d’une éthique qu’il appelle "minimaliste"   En revanche, ils découvriront avec admiration la rigueur avec laquelle les arguments des parties qui s’opposent, en tous ces interminables débats de bioéthique – lesquels font souvent songer, comme le dit avec humour l’auteur, aux joutes intellectuelles médiévales   –, sont évalués, réfutés ou confirmés. Car telle est la force de Ruwen Ogien : celle d’une argumentation toujours impeccable, ciselée, d’une clarté irréprochable.

La classification des principaux arguments en lice qu’il propose au seuil de son essai (et qui détermine le plan de toute la première partie) est, de ce point de vue, très éclairante. Quatre types d’arguments, dit-il, ont été mobilisés pour défendre l’encadrement coercitif de la procréation et de la mort assistée par l’Etat : (1) la protection des plus vulnérables ; (2) la crainte de la pente fatale ; (3) le respect de la dignité humaine ; (4) le caractère sacré de la vie (à quoi s’ajoutent le respect du principe de filiation et des arguments tirés de la justice sociale, dont l’auteur ne discute pas). Inversement, trois grands principes ont été développés pour contester la légitimité d’un tel encadrement : (1) le principe de l’autonomie personnelle ; (2) le principe de la propriété de soi-même ; (3) le principe du consentement mutuel   .

Quel l’on approuve ou pas les diverses thèses que défend Ruwen Ogien pour répondre point par point à ces arguments ou pour critiquer les principes libéraux d’inspiration kantienne ou lockienne, la rigueur du raisonnement, le goût immodéré de l’argumentation, la volonté de débattre publiquement de questions qui intéressent le destin de tous les citoyens en refusant qu’un corps de spécialistes autoproclamés s’arroge le droit de produire des normes ou de veiller à leur application, forcent tout simplement l’admiration. 

Discussion

Nous avouerons toutefois que le bel essai de Ruwen Ogien nous inspire bien des réserves. Ainsi, nous ne comprenons pas bien comment, après avoir déclaré que les problèmes dont il sera question dans la suite du livre "relèvent de la philosophie politique et morale", l’auteur peut écrire au même endroit qu’il n’examinera pas "les problèmes que posent la définition de la mort, les conditions du prélèvement d’organes, la commercialisation des produits du corps humain, la recherche sur les embryons"   , comme s’il pouvait y avoir en l’occurrence d’autres problèmes politiques plus urgents ou plus décisifs à traiter que ceux-là !

La même fin de non-recevoir inexplicable est opposée à l’ensemble de la thématique du biopouvoir, qui n’est traitée que de façon allusive dans une note en bas de page, comme si, une fois encore, les problèmes de l’encadrement juridique de la vie et de la mort n’avaient au fond rien à voir avec l’existence de dispositifs normatifs et politiques de contrôle de la vie et de la mort, tels que Michel Foucault, le premier, a su les élucider   .

L’absence de toute perspective généalogique – et de l’analyse historique critique qu’elle rend possible – se fait encore ressentir lorsque l’auteur avance – sans le moindre argument ni la moindre référence –, que "c’est à propos de la criminalisation de la prostitution, de la sodomie et d’autres relations sexuelles désapprouvées au nom de la ‘nature’ ou de la ‘morale’ que la question ‘Où sont les victimes, au fait ?’ a commencé à se poser"   . Rien d’autre n’est livré à la curiosité du lecteur qui souhaiterait examiner de plus près la consistance philosophique et la provenance du concept de "crimes sans victimes", lequel joue un rôle absolument central dans l’argumentation de Ruwen Ogien, qu’un renvoi aux travaux de Joel Feinberg, que n’accompagne au reste aucun commentaire.

Pour ces raisons mêmes, il arrive que, par endroits, l’argumentation puisse laisser dubitatif, comme c’est le cas par exemple des pages que Ruwen Ogien consacre au problème de la gestation pour autrui. L’expérience des femmes qui se transforment en "fours à bébés" ou en "sacs à bébés" – pour reprendre l’expression volontairement péjorative de ceux qui s’opposent à ce genre de commerce –, la façon dont ce type de rapport au corps prend place dans une généalogie politique des pratiques du corps (du type de celles qu’ont pu étudier Michel Foucault, Georges Vigarello, David Le Breton et bien d’autres encore), la rupture du lien entre l’enfant et la femme qui l’a porté (qui demanderait une analyse menée du point de vue de l’histoire de la généalogie de la morale familiale, comme Rémi Lenoir a su le faire   , ou du point de vue de l’histoire des règles de la filiation), l’expérience subjective de celles qui acceptent de faire de leur corps le réceptacle d’un corps intimement étranger (qui appellerait des descriptions phénoménologiques subtiles et des analyses à la croisée de la sociologie et de la psychologie, sur le modèle de celles qu’a effectuées admirablement Luc Boltanski dans La condition fœtale   ), le fait même que l’on puisse présenter l’intimité corporelle comme un espace d’hospitalité en donnant à ce concept une extension sans précédent qui tend à le vider pratiquement de toute signification – rien de tout cela ne fait l’objet d’un examen de la part de l’auteur, lequel se contente de réaffirmer que tout un chacun est libre de faire ce qu’il veut de sa vie et de son corps du moment qu’il ne cause pas de tort aux autres.

Pour prendre un autre exemple, qui est évidemment lié à celui de la gestation pour autrui, peut-on réellement réduire le problème éthique de la transplantation d’organes à une affaire de consentement entre le donneur d’organes et l’individu appelé à recevoir le greffon ? Ne peut-on vouloir faire, avec David Le Breton   , la généalogie du geste de transplantation d’organes en lui cherchant un ancêtre dans les premières dissections du corps humain à l’Ecole d’Alexandrie, dans les planches anatomiques de Vésale où les écorchés prennent la pose et manifestent des manières qui sont celles-là mêmes des vivants – où le corps proteste contre le geste qui l’isole de la présence humaine ? Ne peut-on s’interroger sur ce qu’il advient du corps lorsqu’il est instrumentalisé, objectivé,  lorsque l’on se le représente comme une masse de transplants, un ensemble d’éléments détachables et mutuellement interchangeables d’une structure humaine identique, comme s’il pouvait y avoir un sens à dissocier le corps de la personne elle-même ? Ne peut-on s’inquiéter, comme le faisait justement Giorgio Agamben dans Homo Sacer   , de ce que la détermination de la mort soit devenue une affaire mi-scientifique mi-politique, le droit venant se substituer à la médecine qui rencontre bien des problèmes pour établir le diagnostic de mort encéphalique ?

Ne pouvait-on également attendre d’un livre de philosophie qui se donne pour objet d’étude l’encadrement juridique jugé trop répressif de la vie et de la mort qu’il s’interroge aussi, et peut-être surtout, sur ce que c’est que d’avoir un corps – un corps propre –, sur ce qu’Arendt appelait le miracle de la natalité, sur la mort, sur le deuil et sur ce que Joyce appelait cet "état mystique", ce " mystère" sur lequel "l’Eglise est fondée et fondée inébranlablement parce que fondée, comme le monde, macro et microcosme, sur le vide"   : la paternité ?