"Se tromper sur la guerre, c’est se tromper sur la société". Cette phrase de Pierre Clastres est  citée par Stéphane Audouin-Rouzeau dans "Rwanda. Quinze ans après. Penser et écrire l’histoire du génocide des Tutsi", n°190 de la Revue d’histoire de la Shoah (janvier-juin 2009). La guerre exposerait, comme en creux, la vérité de la société dans laquelle elle germe.

Parler du génocide au Rwanda, c’est parler de la société des mille collines, de la colonisation européenne qui a racialisé les groupes sociaux existant, créant des ethnies Tutsi et Hutu rivales, ou de l’ombre des arbres sous laquelle les Gacaca, les tribunaux populaires, mettent en regard depuis plusieurs années les témoignages de chacun pour juger et pardonner. L’anniversaire du génocide des Tutsi au Rwanda  permet d’étudier avec une distance de 15 ans la réalité de la société rwandaise, celle qui a généré le massacre en 1994, mais aussi celle, actuelle, qui doit se reconstruire et réinventer une façon de vivre ensemble.

 

15 ans après, analyser par la comparaison

La première des deux livraisons annuelles de la Revue d’histoire de la Shoah, consacrée au génocide rwandais, cherche à comprendre ces deux phénomènes : l’histoire du génocide, dont les linéaments se dessinent bien avant 1994, et la reconstruction de la paix. Ce numéro est divisé en quatre parties, d'une centaine de pages chacune : Faire de l’histoire, comparer, juger et écrire et témoigner.

L’éditorial de Georges Bensoussan, historien, rédacteur en chef de la revue, propose plusieurs points de comparaison avec les autres génocides, juif surtout, mais aussi arménien : la construction de la figure deshumanisée de l’ennemi, les formes et les raisons du négationnisme (notamment la théorie d'un "double génocide"), ou les évolutions du droit international pour juger les criminels et entériner la dénomination de génocide. Si la perspective comparatiste peut parfois questionner dans le cadre d'une méthodologie bancale ou d’un usage abusif du terme de génocide   , ici, elle enrichit la compréhension des massacres de masse, et en particulier des similitudes et différences structurelles du génocide rwandais.



Après 15 ans, pardonner à son voisin, son tueur

La comparaison permet d’établir la récurrence des schémas, afin de mieux appréhender la catégorie de génocide. Elle permet aussi de distinguer les singularités. Le génocide des Tutsi se différencie notamment par le retour des meurtriers dans les communautés d’origine. Cette situation conduit les survivants et les assassins à cohabiter.

C’est précisément cette cohabitation qu’examine la réalisatrice Anne Aghion dans son dernier film, Mon voisin, mon tueur. Le titre du documentaire en contient toute la problématique. L’absence de conjonction entre "mon voisin" et "mon tueur" exprime la cruauté des massacres entre proches, mais laisse aussi la place au témoignage. Les aveux des victimes suggèrent le type de lien possible à établir entre ceux qui, après la prison, sont redevenus les voisins d'autrefois, alors qu'ils assassinaient leur famille.

 

La réalisatrice, qui fime la même colline rawandaise depuis une dizaine d'années   , donne la parole aux habitants, victimes et présumés criminels. Le documentaire est centré sur deux femmes de Gafumba. Félicité et Euphrasie, Hutus, ont vu il y a quinze ans leurs enfants et leur mari Tutsi tués par leurs proches, leurs voisins, leurs amis. Comment leur pardonner aujourd'hui? Les Gacaca, tribunaux de proximité mis en place par le gouvernement, sont censés y aider. Dans le cadre de cette expérience de réconciliation, les génocidaires qui ont avoué leurs crimes sont relâchés, et les survivants, invités à leur pardonner.

Le film de la Franco-américaine Anne Aghion, ancienne journaliste au New York Times, a été présenté en séance spéciale hors compétition jeudi dernier au festival de Cannes. Malgré ses qualités en termes de contenu et d’image, il n’a trouvé encore aucun distributeur ni diffuseur. Sa sélection à Cannes, un des plus importants marché du film, devrait lui permettre de trouver des salles de cinéma où être diffusé, et un public, ainsi sensibilisé à la société rwandaise post-génocidaire et aux questions de justice et de pardon qu'elle soulève

 

* "Rwanda. Quinze ans après. Penser et écrire l’histoire du génocide des Tutsi", Revue d’histoire de la Shoah n°190, janvier-juin 2009

*Mon voisin, mon tueur, documentaire d'Anne Aghion, 2009

 

Mardi 19 mai à 19h, une table ronde sur le thème "Juger et réparer" est organisée par le Mémorial de la Shoah dans le cadre de manifestations autour du quinzième anniversaire du génocide au Rwanda. Avec Antoine Garapon, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice, Théodore Simburudali, président d’Ibuka – Souviens- toi. Mémoire et Justice, et Jariel Rutaremara, ancien magistrat au Rwanda ayant participé aux premiers jugements des responsables du génocide.