Seize historiens américains de générations différentes racontent comment ils en sont venus à choisir la France comme objet de recherches.

Seize ego-histoires

Laura Lee Downs et Stéphane Gerson ont proposé à vingt historiens nord-américains spécialistes de la France de revenir sur leur itinéraire universitaire et de se plier ainsi à l’exercice de "l’ego-histoire", un genre désormais bien admis dans la profession – seuls quatre historiens ont refusé de participer   . Le récit sur soi, couplé au résumé d’une carrière professionnelle parfois très longue, n’est toutefois pas sans danger, comme le rappellent l’introduction des auteurs et la postface de Roger Chartier : la forme de l’exercice peut prêter en effet à unifier en un itinéraire régulier et cohérent, voire emblématique, des prises de décision contingentes. En cela, le choix du médiéviste John Baldwin, auteur de la première ego-histoire du livre, d’écrire son récit à la troisième personne agit comme une mise en garde. Downs et Gerson notent d’ailleurs que "plusieurs contributeurs reconnaissent qu’ils ont été tentés de raconter leur histoire soit comme un pur enchaînement de hasards soit, au contraire, comme un parcours surdéterminé"   . En outre, la question "Pourquoi la France ?" comme l’écrit Chartier recèle un autre danger, notamment celui de l’idéalisation caricaturale, et en particulier des éloges stéréotypés sur l’Hexagone tels que gastronomie/mode/monuments. L’ouvrage n’est pas totalement exempt de ces  accès romantiques et/ou nostalgiques, mais les auteurs savent néanmoins tous faire preuve d’un regard critique sur la France actuelle.


Sur la France

Pourquoi la France ? a ainsi le mérite d’offrir au lecteur français un regard américain sur l’Hexagone, et c’est bien sous l’angle des relations franco-américaines que Downs et Gerson placent l’ouvrage. Les auteurs brossent en effet dans leur introduction l’histoire des interactions et des échanges transatlantiques, de Jefferson à Saul Bellow, et la contribution des seize historiens spécialistes de la France est pensée comme une continuation de ce regard américain "éclairé" sur le pays. La grande majorité des ego-histoires est donc organisée en quatre parties, pas toujours toutes dans le même ordre. Tout d’abord, les auteurs présentent généralement en introduction leurs années de formation, et au sein de ces années, l’idée qu’ils se font de la France : certains historiens vivent dans des familles où le français et la France jouent un rôle important (Robert Paxton ou Gabrielle Spiegel par exemple). D’autres découvrent l’Hexagone par le biais de l’apprentissage du français dans leurs petites classes (Clare Haru Crowston appuie le rôle fondamental de Madame Boucher, sa professeur de CE1). Enfin, de manière fort intéressante, la plupart des historiens n’avaient aucune idée vraiment très arrêtée sur la France, et en tout cas, aucune "passion" pour elle, alors même qu’ils s’apprêtaient à choisir leur sujet de doctorat.

Après l’établissement du sujet de doctorat sur la France vient un temps fort : le premier voyage en France ou l’expérience de l’altérité. Certains historiens, de milieux sociaux plus élevés, et généralement les plus jeunes, ont certes effectué un séjour en France durant leur enfance ou bien au lycée (Ken Alder a par exemple passé un semestre à l’École bilingue, tandis que Todd Shepard a eu la triste expérience d’être reçu par une famille d’accueil d’extrême droite à Douai). Mais pour la grande majorité des historiens, c’est à l’amorce de leur thèse qu’ils se rendent en France : la difficulté linguistique et l’âpreté des premiers jours submergent la plupart des auteurs. Mais ils se font peu à peu au rythme unanimement critiqué des bibliothèques françaises et à leurs règles d’emprunts tatillonnes et bureaucratiques.

Après le temps fort du premier voyage pour la recherche, vient le temps de la rédaction de la thèse transformée le plus souvent en livre, le temps de la reconnaissance et de leur nomination dans des établissements prestigieux, le temps également des mariages et des enfants : les voyages se multiplient et s’organisent en fonction des contraintes professionnelles et familiales tout à la fois. Les historiens se rendent avec plus d’aisance en France, généralement l’été et très majoritairement à Paris ou en région parisienne, pour compléter leurs travaux d’archives, ou bien présenter leurs ouvrages. Le regard des homologues français, parfois absents cependant de certaines ego-histoires, constitue un passage toujours intéressant, l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) constituant le lieu de rencontres privilégié entre professeurs, étudiants français et jeunes doctorants américains. Certains chercheurs nord-américains ont regardé avec révérence l’école des Annales de Bloch, Febvre puis Braudel, ou bien ont participé aux séminaires de Jacques Le Goff, Maurice Agulhon, Denis Richet ou François Furet. La grande majorité toutefois constate un déclin de l’influence historiographique française, et un certain nationalisme de chapelle : Steven Kaplan, pourtant auteur d’un texte aux accents très francophiles, décrit comment son livre Adieu 89 a durement été reçu en France dans les années 90, et comment on l’a complètement muselé lors d’un débat sur son propre ouvrage ! Dans ce passage, le Nouvel Observateur et l’école révisionniste de François Furet sont d’ailleurs bien égratignés. Pourquoi la France ? nuance toutefois ces oppositions : la collaboration intellectuelle existe des deux côtés de l’Atlantique, et les chercheurs nord-américains sont lus et accueillis en France, trouvent parfois des historiens pour les aider à s’orienter à la BNF (Bibliothèque Nationale de France), et, parallèlement, de plus en plus d’historiens français parlent anglais et se rendent aux Etats-Unis pour y enseigner.

Enfin se dégage une dernière partie qui fait le bilan de ce qu’il y a à prendre et à laisser en France, tout en annonçant les grandes lignes des recherches futures des auteurs. Les contributions ont été rédigées avant la crise des banlieues de 2005-2006 et celle du CPE, mais déjà, beaucoup d’historiens notent les inégalités raciales de l’Hexagone, et ce qu’ils considèrent comme les impasses de la laïcité et du modèle républicain. "L’affaire du foulard" revient par exemple dans nombre de contributions comme la preuve d’une crispation idéologique d’arrière-garde.

Aussi, le sous-titre du livre ("Des historiens français racontent leur passion pour l’Hexagone") est-il très mauvais : les termes Enduring Fascination traduits en français par "passion pour l’Hexagone" ne reflètent aucunement – et heureusement pas - le contenu des 350 pages du livre. De même la quatrième de couverture qui explique que le livre est "tout à l’honneur de notre pays" (sic) est très maladroite. La France est en effet un objet d’étude pour ces historiens, et certainement pas le lieu d’une "passion" : le pays joue un rôle dans leur vie, mais ils savent le critiquer. Comme l’écrit Roger Chartier : "les fonctionnaires y sont impitoyables, mes compatriotes souvent revêches et arrogants, la province à mourir d’ennui, et la capitale inamicale"   . Certes, la France joue bien souvent un rôle politique de premier plan pour les auteurs, qui sont de gauche dans leur très grande majorité : mai 68, l’eurocommunisme et l’élection de Mitterrand à l’époque de Reagan jouent comme autant de miroirs d’une alternative politique. Mais s’agit-il là de la France à proprement parler ?


Sur les États-Unis

Un ouvrage polyphonique comme Pourquoi la France ? offre nécessairement des niveaux de lecture et d’analyse multiples. Si l’introduction et la postface rassemblent énergiquement l’ensemble des ego-histoires pour en dégager des constantes, le lecteur est également mis à contribution pour tirer des enseignements. L’ouvrage, paru d’abord aux États-Unis, revêt certainement pour le lecteur américain une part d’exotisme : de la lenteur des bibliothèques aux steak-frites en passant par les paysages du Massif Central et les banlieues, le lecteur d’outre-atlantique découvre pourquoi de grands intellectuels de son pays ont choisi la France comme sujet d’étude. Mais pour le lecteur français, rompu à tout ce qui peut, pour un Américain, sembler étrange, l’exotisme est inversé. Aussi, le parcours de ces historiens peut être analysé comme un bel ouvrage sur la sociologie universitaire des États-Unis, du moins en ce qui concerne le métier d’historien. On découvre ainsi qu’une grande partie des auteurs sont des enfants d’immigrés, en général des Juifs d’Europe centrale. On mesure également le rôle de l’appartenance religieuse, catholique, protestante ou juive, dans la formation de l’identité de ces historiens, parfois même dans la formation scolaire – en particulier pour les écoles et les universités catholiques. On prend conscience de la flexibilité des filières aux États-Unis : l’histoire n’est pas nécessairement la "Majeure" des futurs historiens lors de leur premier cycle   . La plupart rentrent à l’université en se spécialisant en sciences politiques, en littérature ou même en physique. D’ailleurs le choix même du sujet apparaît comme relativement contingent : la France est bien souvent le moyen d’éviter l’histoire américaine très demandée, ou bien de contourner l’histoire de l’Allemagne, par laquelle nombre d’historiens de la France ont été tentés (notamment pour s’intéresser au nazisme). Le choix de la période présente en outre un net primat du contemporain (XIXe et XXe siècle). Mais le contemporain est toujours là car on prend en compte le rôle des événements politiques américains dans la formation intellectuelle des chercheurs – parfois mis en regard avec les événements français : le Vietnam, l’affirmative action, la convention démocrate de Chicago en 68, le mouvement hippy et les drogues, les Black Panthers, la révolution reaganienne jusqu’à Act Up, Queer Nation et la guerre en Irak orientent une grande partie des auteurs. Enfin, d’un point de vue pratique, le rôle de la bourse Fulbright et des financements de différentes fondations joints aux années sabbatiques expliquent la possibilité de voyages de longue durée entrepris par les différents historiens.

Pourquoi la France ? nous fait également entrevoir différentes régions des États-Unis, de la Virginie à la Californie, en passant par Brooklyn, Rochester et le Midwest. Les auteurs décrivent également leurs expériences au lycée, leurs premières expériences intercommunautaires, et leur entrée dans les grandes universités des États-Unis, Harvard, Yale, Columbia, Princeton, Johns Hopkins, Stanford, Berkeley, etc. On comprend avec Leonard Smith que les universités américaines ont été divisées dans les années 80/90 à la manière des rappeurs   : l’Ouest d’un côté, très sensible au cultural turn post-foucaldien, et l’Est de l’autre. C’est d’ailleurs sur les notions en vogue aux États-Unis que l’ouvrage offre un éclairage particulier pour le lecteur français : la "race" est notamment vantée par la plupart des historiens comme une catégorie analytique opérante et efficace, dont ils déplorent l’utilisation taboue en France. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les plus jeunes historiens du recueil s’intéressent à la décolonisation et à l’immigration.

Enfin, on apprend que la France comme seul objet d’étude est peut-être désormais de l’ordre du passé : les tendances actuelles semblent viser à la comparaison et à un élargissement de l’échelle. Cependant, les associations américaines d’historiens de la France montrent un dynamisme certain et nombreux sont les auteurs qui vantent la sociabilité que permet l’histoire de France aux États-Unis   .


Un livre étape ?

Pourquoi la France ? offre donc une lecture à plusieurs niveaux. Malgré le caractère composite du livre qu’entraîne nécessairement la compilation d’itinéraires singuliers, l’ouvrage est à lire comme un tout, pour en dégager des leçons, à la fois sur l’Hexagone, regardé sans complaisance, et sur les États-Unis dont on découvre par petites touches l’organisation universitaire. Mais ce livre ne peut être qu’une étape : on ne comprend pas toujours les mécanismes qui conduisent un jeune étudiant dans une grande université, et les systèmes de sélection qui lui permettent d’y accéder. Les enjeux du positionnement dans le champ historiographique ne sont parfois pas analysés. Il manque également à certaines contributions une analyse du contexte social dans lequel a évolué le doctorant qui a choisi de faire sa thèse sur la France. Si l’on arrive à dégager des structures – générationnelles, géographiques, historiographiques - Pourquoi la France ? souffre cependant de son aspect forcément rhapsodique. En cela, il constitue une approche liminaire à la sociologie universitaire nord-américaine, mais réclame peut-être en complément, une analyse de fond plus réflexive. Il ne faut pas minimiser pour autant les qualités du livre : un ton plaisant et souvent drôle, une lecture agréable, et autant de conceptions du métier d’historien.