Quand Benoît Duteurtre braconne sur les terres des historiens.

On n’en finit pas de redécouvrir les années 1950   . Cette décennie fascine, comme tous les « rapides de l’histoire » au-delà desquels rien n’est plus pareil. Les chercheurs ont en effet montré que la rupture dans l’histoire des mœurs et des mentalités des sociétés occidentales contemporaines se situait dans les années 1960, mai 68 n’en formant, en France, que le symptôme ou la face émergée   . Tout historien qui travaille sur les années 1950, ce temps de guerre froide et d’interminable après-guerre, éprouve ainsi un sentiment d’étrangeté que le peu de distance chronologique rend plus mystérieux encore.

Pour l’histoire hexagonale, cette décennie témoigne d’une insertion laborieuse dans la mondialisation, d’une résignation douloureuse à un avenir de « puissance moyenne », d’une urbanisation qui ne bouleverse pas encore les représentations de l’espace français. Le Paris des années 1950, dont Georges Simenon a donné des évocations si colorées dans la série des Maigret, c’est celui de la IVème République. Un régime où la durée moyenne des gouvernements ne dépasse pas six mois, mais où un noyau de responsables politiques conserverait le pouvoir bon an mal an. Ainsi de Paul Bacon au ministère du Travail, de Georges Bidault et de Robert Schuman aux Affaires étrangères, d’Eugène Thomas aux PTT…

André Le Troquer compte au nombre de ces figures de la IVème République en sa qualité de président de l’Assemblée nationale. Il exerce cette responsabilité de janvier 1954 à janvier 1955, puis de janvier 1956 à octobre 1958. Comme beaucoup de dirigeants de la IVème, il s’est illustré dans la Résistance   . Il appartient aussi à cette génération du feu à qui la Première guerre mondiale a servi de rude éducation politique. Qui connaît aujourd’hui cette silhouette au torse bombée, sur lequel est posé un nœud papillon, qui descend les Champs-Elysées avec le général de Gaulle, le 26 août 1944, aux côtés du frêle Georges Bidault et du massif Joseph Laniel ? Il fallait au moins le braconnage d’un romancier en terre d’historien pour faire émerger André Le Troquer de l’oubli. Benoît Duteurtre s’intéresse en l’espèce au scandale qui assombrit les dernières années de l’ancien parlementaire : l’affaire dite des ballets roses.

Les ballets roses ? Un scandale de mœurs qui forme comme le précipité d’une époque, ou le symbole d’une transition. La 15e Chambre du Tribunal correctionnel de la Seine, qui juge André Le Troquer en 1960, le soupçonne en effet d’avoir utilisé les services d’un hidalgo pour attirer de très jeunes filles dans une propriété appartenant à l’Assemblée nationale. Benoît Duteurtre reprend un à un, mais avec l’élégance du romancier, les pièces de ce procès. Espère-t-il y saisir un air du temps, comme si l’ambre des archives avait pu conserver vivants les acteurs du passé ? Il montre d’abord que l’expression « ballets roses », inventée par un journaliste, a beaucoup fait pour la célébrité du fait divers   . Elle fait appel à un imaginaire très XIXème siècle : les danseuses perçues comme des femmes légères, qui acceptent de se produire en petits comités devant les maîtres politiques de l’heure. Or, les jeunes filles dont il est question dans ce fait divers ignoraient tout de l’art d’Isadora Duncan ! Le terme de « ballets roses » fut ensuite associé aux affaires de mœurs impliquant des nymphettes ou de jeunes adolescentes

L’affaire des ballets roses défraya donc la chronique judiciaire en 1960. Elle mobilisait au moins deux figures du discours sur les élites politiques et sociales. La première oppose des puissants dépravés, dont le pouvoir permet d’assouvir les moindres désirs – y compris intimes – et un « peuple » jugé plus vertueux ; le second lieu commun est celui d’une solidarité des puissants, qui permet de dissimuler leurs mœurs aux yeux du public. Ce type de représentations remonte peut-être au XIXème siècle et notamment aux romans d’Eugène Sue ; on sait par exemple que l’assassinat par son mari de la duchesse de Choiseul-Praslin accrédita, au milieu du XIXème siècle, cette idée d’une folie des « grands » à quoi répondrait la sagesse symétrique des humbles. Et que le traitement préférentiel dont bénéficia son assassin d’époux – qui se donna la mort en prison – choqua de nombreux sujets de la monarchie de Juillet. Benoît Duteurtre insiste à juste titre sur la fascination du public, aujourd’hui encore, pour les turpitudes supposées des élites. Et de citer des affaires très contemporaines, comme celle qui mit en cause l’honneur d’un ancien maire de Toulouse, il y a quelques années.

Un élément plus conjoncturel amplifie l’écho du procès des ballets roses, vite transformé en procès Le Troquer, en 1960. Le changement de régime intervenu entre juin 1958 et janvier 1959 est alors présenté par le pouvoir gaulliste comme le triomphe du sérieux et de la compétence sur la désinvolture dans l’exercice du pouvoir. Le couple de Gaulle incarne cette austérité de mœurs jusque dans les accessoires. Noir des vestes, des voitures officielles, des cravates du chef de l’Etat. Solidité d’un couple présidentiel dont l’élément féminin apparaît peu en public et ne s’exprime jamais sur des sujets politiques. Cet ordre moral en images s’oppose symboliquement au régime précédent, malgré la dignité d’un Vincent Auriol ou d’un René Coty. Un dirigeant de la IVème était allé jusqu’à solliciter les faveurs sexuelles de mineurs ? Voilà qui confirmait cette opposition : la Ve République tranchait sur la frivolité de sa devancière comme la IIIe République avait mis fin au monde parfumé des cocottes du Second Empire ! André Le Troquer, en s’imaginant l’objet d’une persécution personnelle, surestimait en effet son importance aux yeux du régime. Comme le suggère Benoît Duteurtre, le pouvoir a sans doute vu d’un bon œil cette implication d’un opposant farouche dans un scandale de mœurs, mais c’est surtout en tant que symbole du régime défunt qu’André le Troquer intéressait. Un Roger Duchet   ou un André Marie   n’auraient sans doute pas bénéficié de plus d’indulgence de la part de Michel Debré et de son garde des Sceaux Edmond Michelet.

Notons-le : c’est à partir d’archives que Benoît Duteurtre écrit, sur un sujet qui n’avait pas jusque-là donné lieu, à notre connaissance, à un travail de recherche universitaire. On relève certes quelques approximations dans son propos   ; mais l’écrivain et critique musical fait montre en chemin de belles intuitions d’historien. Il observe par exemple que la perméabilité des classes sociales au regard du désir effraie la société encore pudibonde et cloisonnée des années 1950. L’homosexualité inquiéta longtemps pour la même raison, on le sait désormais   .

Benoît Duteurtre redevient en revanche romancier dès qu’il s’attache à un personnage. Il n’est pas difficile de deviner de la sympathie sous sa plume pour certains protagonistes du scandale des ballets roses. Ainsi de la compagne d’André Le Troquer, l’autoproclamée comtesse de Pinajeff, née en Suisse, élevée en Ukraine, vedette éphémère du cinéma allemand des années 1930, très proche des Occupants en 1940-1944, devenue portraitiste mondaine dans les années 1950 ! L’auteur est plus généralement attiré par cette zone grise où se mêlent affaires de l’Etat et monde interlope. Il l’est, mais en garçon de bonne famille, un peu ébaubi peut-être de ce révèlent les archives : une banale affaire de voyeurisme du point de vue d’André le Troquer, qui, septuagénaire, aimait à observer les ébats d’autres que lui…

On le comprend, il entre quelque chose de Patrick Modiano dans l’art du Benoît Duteurtre des Ballets roses. Un Modiano qui aurait vu des archives, écrit sur des hommes politiques, et oublié en chemin ses tics d’écriture pour un récit enjoué, qui se lit d’une traite