Le candidat l’avait promis, le président ne l’a pas fait. Deux économistes déçus du Sarkozysme analysent les coquilles vides des réformes économiques et sociales

Il avait promis d’être le président du plein emploi, du pouvoir d’achat et du retour en force de la valeur travail. Beaucoup savent aujourd'hui que ça ne marche pas. La faute à la crise bien sûr ! Pas si sûr. Pour P.Cahuc et A.Zylberberg, les dix-huit premiers mois du mandat présidentiel auraient pu être l’occasion de tenir les promesses électorales, en préparant le terrain pour des jours meilleurs par une remise à plat du modèle social français, qu’ils accusent de tous les maux.

Or quel bilan du réformisme de l’omni-président ? En apparence, il a suivi à la lettre son programme, en promulguant en quelques mois moult lois touchant – dans leur intitulé au moins – aux fondamentaux de notre système social soi-disant sclérosé (régimes spéciaux de retraite, contrat de travail, heures supplémentaires, représentativité syndicale). Mais qu’y a-t-il vraiment derrière l’effet d’annonce ? Dans leur essai, les auteurs décortiquent en économistes – mais aussi en polémistes – ces soi-disant réformes sans laisser aucun suspense sur l’analyse qu’ils en font : les réformes du Président Sarkozy sont bel et bien ratées.



Des "réformettes" aux résultats désastreux

Les six chapitres de l’essai se déroulent comme un mauvais film : nos auteurs y croient, espèrent, et assistent impuissants à la dénaturation progressive des réformes projetées, vidées un peu plus de leur substance à chaque étape du processus de négociation – qui, soit dit en passant, n’aurait pourtant dû porter aucun espoir pour des économistes qui déplorent chroniquement le faible niveau de confiance dans notre pays   (pourtant indispensable à la réussite d’une négociation), coupable désigné du "retard" pris sur le train néo-libéral. Il est donc surprenant que nos auteurs y aient cru si fort…

Pour eux, le candidat Sarkozy avait fait les bons choix, en promettant de mettre à la sauce française ces méthodes venues du froid, promues par nos voisins anglo-saxons, et aux noms si mystérieux : flexicurité, activation, sécurité sociale professionnelle, etc., assortis de slogans soigneusement marketés, tel le désormais célèbre "Travailler plus pour gagner plus". Notons au passage que c’est du côté des publications antérieures de ces mêmes auteurs qu’il était allé puiser   , on comprend donc les attentes suscitées par un tel programme du côté de nos économistes, convaincus de détenir la recette magique de la croissance par une dérégulation totale, en oubliant les équilibres politiques laborieusement construits, et les victimes désignées de ces réformes dont la voix est portée par les résistances syndicales. Quelques exemples en vrac illustrant leur déception :



"Je vous ai promis le plein emploi"  
Il avait promis d’écouter les conseils maintes fois proférés par l’OCDE   en simplifiant les procédures de licenciements jugées trop rigides et donc néfastes à l’emploi, en contrepartie de la mise en place d’une sécurité sociale professionnelle qui attache aux salariés et non plus aux postes une assurance contre les risques liés aux transitions sur le marché du travail, et en augmentant le taux d’emploi des seniors. Or la loi de modernisation du marché du travail du 26 juin 2008 a pour seule conséquence, selon l’analyse des auteurs, de coûter horriblement cher aux finances publiques en rouvrant la porte des préretraites permettant un départ à 57 ans, quand la loi Fillon exige une augmentation de la durée de cotisation.

Certes, mais où est débattu le bien-fondé des réformes préconisées, présentées comme la solution miracle ? En prenant exemple sur nos voisins scandinaves pour promouvoir la flexicurité, les auteurs en présentent deux piliers (une législation assouplie du licenciement profitant aux employeurs et l’activation renforcée des demandeurs d'emploi sommés d’accepter ce qu’on leur propose)   mais semblent oublieux du troisième, partie intégrante du système danois : une indemnisation du chômage généreuse et prolongée, qui compense pour les salariés la perte subie en termes de protection de l’emploi. Sans cette garantie, le système ne marche pas sur ses deux pieds, et déséquilibre encore un peu plus le rapport de force entre employeur et employé. On pourrait faire des remarques similaires concernant la réforme des retraites : les spécialistes sont loin de s’accorder sur l’opportunité et l’efficacité attendue d’une augmentation de la durée de cotisation, mais cette controverse n’est même pas effleurée dans l’ouvrage.

"Je veux être le président du pouvoir d’achat"  
Même si les prix ne semblent pas augmenter dans le supermarché où Mme Lagarde fait ses courses, le président a vite affirmé qu’un des moyens les plus sûrs d’augmenter le pouvoir d’achat des Français était de faire baisser les prix dans la grande distribution, objectif revendiqué de la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008. Or si l’on croit la théorie néoclassique chère aux auteurs, "les barrières à l’entrée conduisent à des prix élevés et à un faible niveau de production et d’emploi"   – affirmation enseignée aux élèves de premier cycle en sciences économiques ainsi que le font remarquer P.Cahuc et A.Zylberberg, qui oublient au passage de préciser que ces mêmes élèves apprennent en second et troisième cycles qu’un tel résultat n’est vrai que dans un monde utopique sans frottement, et en aucun cas empiriquement de manière systématique.

Pour inciter la grande distribution à baisser ses prix de vente, il aurait donc fallu selon eux notamment lever les restrictions administratives contrôlant l’installation des grandes surfaces (lois Royer, Raffarin et Galland). Or après un passage "à la moulinette de l’Assemblée Nationale"   et ses 2500 amendements déposés, la situation n’a pas évolué d’un iota, voire s’est empirée. Cette conclusion s’appuie cependant sur le seul postulat des bien-fondés de la libre entrée dans le secteur du commerce de détail, sans se préoccuper une minute de l’ensemble des problèmes posés en termes d’urbanisation, d’accès des populations peu mobiles aux commerces, etc. Si la concurrence entre les grandes surfaces bénéficiant aux petits consommateurs que nous sommes n’est pas pour demain, nos sénateurs nous ont quand même garanti de conserver une épicerie au coin de la rue.



"Je veux réhabiliter le travail"  
Pour le président et sa majorité, les 35h sont à la racine de toutes les difficultés rencontrées par les entreprises françaises. Mais ils savent aussi que les Français y sont attachés, comme il se doit pour un progrès social. Le choix est donc fait de contourner les lois Aubry en défiscalisant les heures supplémentaires. En mobilisant la littérature économique récente, les auteurs prédisent cependant l’inutilité de la mesure en termes d’heures travaillées, d’emploi et de coût global du travail, salariés et employeurs saisissant conjointement l’effet d’aubaine fiscal. Au final, le gouvernement a "inventé la machine à gagner plus en travaillant pareil"   , assortie d’un coût élevé pour le contribuable (mais qui est aussi du coup celui qui gagne plus…). Cependant, si tel est bien l’effet attendu, est-ce si grave ? Le président ne voulait-il pas augmenter le pouvoir d’achat ? Voilà une solution toute trouvée ! Plutôt que de dénoncer l’inefficacité de la mesure, ne faudrait-il pas d’abord questionner le postulat d’une France qui ne travaille pas assez, alors même qu’elle a la productivité horaire la plus élevée des pays de l’OCDE après la Norvège ? Une fois encore, les hypothèses sous-tendant l’analyse des auteurs ne sont ni clairement explicitées, ni encore moins discutées.



Tous coupables ! De la méthode aux lobbyistes de tous poils et autres parlementaires


L’enfer est pavé de bonnes intentions : la méthode Sarkozy s’est vite affirmée haut et fort comme la volonté de réformer, ainsi qu’il l’avait promis, mais sans brusquerie, en plaçant la concertation et la négociation au-dessus du passage en force. Afin d’arriver à ses fins au pas de charge tout en évitant une levée de boucliers dommageable à l’aboutissement des réformes promises, le président a axé sa stratégie sur deux pôles à la fois complémentaires et contradictoires :
-    l’étouffement, en jouant la surenchère de réformes à inscrire dans des calendriers serrés, afin de "tenir la moyenne" et d’arriver à la mi-quinquennat avec un programme réalisé (ou du moins le faire croire), ce qui conduit à pressuriser les parties prenantes et à les forcer à trouver rapidement un accord à minima ;
-    et la conciliation, qui part du principe qu’il vaut mieux céder sur les points de friction et faire passer un texte vidé de sa substance que d’avoir l’air de renoncer à la réforme.

Au final, le credo adopté pourrait se résumer ainsi : mieux vaut céder aux revendications lobbyistes discrètement entre deux portes que de laisser les manifestations d’opposition envahir le champ médiatique, qu’on préfère voir occupé à louer le réformisme du président. Le résultat est totalement contre-productif du point de vue de l’efficacité des réformes mises en œuvre : la méthode ne permet que de "produire l’apparence du changement"   , sans parvenir à faire réellement bouger les choses – voire parfois les modifie en pire. Et tant pis pour le coût, puisque c’est le prochain gouvernement qui devra gérer la dette !

Pour P.Cahuc et A.Zylberberg, les grands gagnants des réformes d’aujourd'hui sont le plus souvent les victimes désignées d’hier. Les groupes d’intérêt visés par des projets gouvernementaux se sont vite rendus compte de la marge de négociation laissée par les réformateurs pour assurer le vote de la loi. Partenaires sociaux à qui l’on signe des chèques en blanc en promettant de transformer en loi tout accord interprofessionnel, parlementaires soucieux de faire plaisir aux électeurs de leur circonscription et lobbyistes de tous poils profitent ainsi de réformes qui se résument surtout à un effet d’annonce. "Une profession bien organisée peut, tel un judoka, retourner à son avantage les attaques de ses adversaires"   .



Cependant, les auteurs semblent ici oublier qu’il existe forcément une distance entre un programme économique ambitieux et électoraliste, et sa mise en œuvre dans un processus démocratique. Or celui-ci est par essence le résultat de l’interaction entre d’un côté les porteurs du projet initial, et de l’autre les contre-pouvoirs assurant la défense des intérêts des parties en présence – et on peut même l’espérer de l’intérêt général – et la libre expression des différentes sensibilités autour de questions de société centrales et complexes, dont l’exécutif ne représente qu’un point de vue. Si effectivement la politique de N.Sarkozy a géré cet écart de la pire des manières en privilégiant les pressions lobbyistes feutrées à la publicisation des débats et à de franches négociations avec les partenaires sociaux, il est fortement problématique d’accuser systématiquement les représentant élus – et donc légitimes dans le cadre de la règle démocratique prévalant actuellement – de saper systématiquement les réformes proposées. Car par définition celles-ci ne sont que des propositions livrées au débat démocratique, dont la fonction n’est pas, et ne doit pas être, celle d’une chambre d’enregistrement.



Les arroseurs arrosés

P.Cahuc et A.Zylberberg affichent leur amertume : ils ont cru que N.Sarkozy allait enfin mettre en œuvre les grandes réformes qu’ils appelaient de leurs vœux dans de précédents ouvrages. Les voilà déçus. Ils croyaient voir triompher leur conception du modèle social français, ce sont les effets pervers qu’ils ont maintes fois brocardés qui ont triomphé. Mais en fait, quelles sont ces si bonnes idées qui ont fini au placard des réformes avortées ? Trois grands principes sont à retenir, et leurs ambitions ne sont pas des moindres.

Le premier consiste à changer notre démocratie sociale, en réformant en profondeur le fonctionnement (rôle et représentativité) des syndicats, afin de promouvoir un syndicalisme de services sur le modèle des pays nordiques. Il faudrait ainsi adapter au cas français le "système de Gand", où l’adhésion à un syndicat est la condition d’obtention de certaines protections (comme par exemple l’assurance chômage). L’objectif affiché est d’échapper à la "tragédie des communs", les salariés non syndiqués se comportant en passagers clandestins dans un système où les conventions collectives signées sont automatiquement étendues à l’ensemble des salariés. Cette proposition (avec au passage une pique de plus contre le SMIC, accusé de jouer contre le syndicalisme puisque bénéficiant à tous, sans parler du frein qu’il constituerait pour l’emploi des non qualifiés) s’accompagne d’une condamnation de l’opacité des financements des partenaires sociaux, qui jouerait contre la confiance, principe abstrait à l’origine d’un cercle vertueux de croissance et d’emploi, si l’on en croit les études de la Banque Mondiale sur la qualité des institutions et la bonne gouvernance, et l’analyse de nos auteurs eux-mêmes   . La question du rôle des syndicats dans un pays où seulement 5% des salariés du privé et 8% des fonctionnaires sont syndiqués n’est certes pas nouvelle, et sans conteste importante. Mais le rôle et la légitimité des syndicats ne peuvent se résumer au seul chiffre du taux de syndicalisation, quand on voit que 3 millions de salariés sont descendu dans la rue le 19 mars à l’appel de ces mêmes organisations.

Le second concerne notre démocratie politique, les parlementaires étant accusés de dénaturer les réformes en oubliant l’intérêt général au profit de leur réélection locale. Le progrès passerait ainsi par l’interdiction du cumul des mandats et le renforcement constitutionnel des pouvoirs du Parlement. Les auteurs en appellent ainsi à une nouvelle nuit du 4 août, abolissant les privilèges des groupes d’intérêt particuliers au bénéfice de Parlementaires éclairés, soudain capables de favoriser le réformisme au détriment des logiques corporatistes (alors même qu’ils sont accusés du contraire dans l’ensemble de l’ouvrage). Ces propositions sont certes louables, mais ne sont-elles pas un peu trop générales et abstraites quand on a besoin de mesures à effet immédiat avec 80 000 chômeurs de plus par mois ?



Le troisième est justement plus concret, et touche directement à la frange de la population privée d’emploi. Il s’agit de l’activation des dépenses d’assurance chômage, incitant les bénéficiaires à une réinsertion rapide sur le marché du travail (au prix parfois de sacrifices en termes de qualité de l’emploi), en leur garantissant en retour un accompagnement renforcé. Les réformes récentes de la fusion ANPE-Unedic avec Pôle Emploi, et la mise en place du rSa étaient censées participer de cette logique de lutte contre les "trappes" à inactivité, mais la faiblesse des budgets accordés aux projets fait douter de leur efficacité. Si l’idée d’un accompagnement de qualité fait l’unanimité, l’analyse en creux de la rationalité purement économique des chômeurs, pour lesquels il faudrait "rendre le travail payant", reste sujette à débats entre les spécialistes de la question. De même, les auteurs plaident pour une externalisation des prestations d’accompagnement des demandeurs d'emploi, alors même que les expériences étrangères dans ce domaine restent peu concluantes quant à leur efficacité. Si ces exemples viennent illustrer l’échec des réformes du président Sarkozy dénoncé par P.Cahuc et A.Zylberberg de manière étayée, ils soulignent aussi l’urgence du débat autour des analyses économiques à l’origine des projets de réforme, systématiquement présentés comme allant dans la bonne direction, ce qui n’est pas si sûr ; sans parler de l’économie politique des réformes qui n’est pas abordée ici, comme si il n’y avait qu’à pour que ça fonctionne. Depuis le temps, ça se saurait…