A travers la psychanalyse fiction de trois philosophes, c’est l’Occident que Charles Pépin propose d’analyser dans ce roman-réalité. En imaginant un quotidien pour ces grands hommes, Platon, Kant, Sartre et Freud, l’auteur suggère au lecteur la genèse de leur pensée et aborde un thème qui lui tient à cœur : la fidélité à soi.

 

nonfiction.fr : Vous êtes agrégé de philosophie et écrivain. Vous enseignez la philosophie au lycée d’Etat de la Légion d’Honneur de Saint-Denis et à Sciences Po Paris. Vous avez écrit deux romans (Descente et Les infidèles) et un essai d’introduction à la philosophie Une semaine de philosophie qui a rencontré un vif succès. Vous venez d’écrire un quatrième livre, sorti en novembre 2008, Les philosophes sur le divan, au sujet duquel je suis heureuse de vous interroger pour nonfiction.fr aujourd’hui.

Dans ce livre qui se situe à mi-chemin entre la fiction et l’essai, trois philosophes, Platon, Kant, Sartre, se succèdent dans le cabinet de Freud pour y faire une analyse. Ces analyses seront l’occasion, tout au long du livre, de rappeler les concepts philosophiques de ces hommes et de les approcher à la lumière de leur vie personnelle et intime. Tout d’abord, j’aimerai savoir pourquoi votre choix s’est porté sur ces trois philosophes, Platon, Kant, et Sartre, dans l’immensité de la pensée philosophique ?


Charles Pépin : Il y a deux façons de répondre. La première, c’est comment cela s’est fait dans l’histoire, chronologiquement, et la deuxième c’est ce que cela révèle en vérité, mais les deux réponses sont liées. A l’origine, le livre était sensé être différent : je voulais introduire à sept philosophes, avec juste sept séances, une séance par philosophe. Je me suis rendu compte que c’était absurde, car ce qui est intéressant dans une analyse, c’est la progression, la progressivité : essayer qu’on sente ce que c’est une analyse et comment cela se passe. J’avais envisagé sept types de séances différentes : une séance où le psychanalyste ne dit rien, une séance où le patient est dans le silence total et du coup le psychanalyste  réfléchit. Mais cela ne marchait pas, ce n’était pas intéressant. Et du coup, j’en ai enlevé : j’ai enlevé Hegel, j’ai enlevé Nietzsche, j’ai enlevé Spinoza, et j’ai enlevé Leibniz, il en restait trois.

Maintenant, prenons le problème différemment : pourquoi il reste Platon, Kant et Sartre ? J’ai bien réfléchi, après coup : ce sont les trois philosophes avec lesquels j’avais un compte à régler. Ce sont trois philosophes qui m’ont vraiment passionné, jusqu’à arriver à l’idée que ce qu’ils proposent ne me parait pas tenable. Ce sont trois philosophes que j’avais envie de critiquer à travers cette forme littéraire et psychanalytique. Précisément, trois philosophes qui, quelque part, m’insupportent par leur proposition théorique ou existentielle. Mais ils m’insupportent après m’avoir beaucoup charmé aussi.

Plus précisément encore, j’ai toujours lu Sartre, en tous cas ses textes littéraires, en me disant "ce n’est pas possible, on continue encore de parler de Sartre dans les termes d’un génie, écrivain, philosophe, sans dire la proximité évidente de Sartre avec la folie" : cela m’a toujours beaucoup choqué. On évoque Sartre sans parler de lui comme d’un grand névrosé, ce qui me parait incroyable. Kant, je me suis toujours demandé fondamentalement ce que signifiait ce décalage entre son œuvre incroyable et son quotidien à ce point répétitif et à ce point morne. Donc, à chaque fois, ce sont des questions très simples que je me posais pour Sartre et Kant, depuis très longtemps. Et Platon, c’est différent, c’était une façon de travailler un thème qui m’est très cher depuis le début du livre, c’est le thème de la fidélité à soi, ce que j’avais déjà fait dans mes précédents romans, et cela me semblait parfait de prendre Platon pour ça. Je me suis toujours demandé depuis que je suis au lycée - on dit "Platon, Platon" mais en fait c’est Socrate ! - "où est Platon dans cette histoire ?"

Au fond ce n’est pas un hasard. Rétroactivement, il m’est apparu assez clair qu’en fait Platon incarne le penchant idéaliste de l’Occident, Kant sa tendance légaliste, et Sartre l’obsession de l’intersubjectivité, c’est-à-dire, l’obsession de se définir dans le regard de l’autre.

Au fur et à mesure que le livre changeait de visage, cela devenait une façon de radiographier ce qui me déplait dans l’Occident aujourd’hui.

En fait, mon titre de travail c’était "psychanalyse de l’Occident". A partir du moment où j’ai réduit l’Occident à ces trois noms là, dans ma tête, je faisais la psychanalyse des travers occidentaux. Je leur donnais trois noms, Platon, Kant et Sartre. En fait c’est l’idéalisme, le légalisme et l’obsession du regard d’autrui. C’est une genèse un peu complexe, mais qui finalement a un sens.



nonfiction.fr : On comprend bien à travers votre livre qu’une pensée philosophique est aussi une réponse à des situations de vie. Mais où est la part du contexte sociétal dans l’élaboration et l’avènement d’une théorie ?

Charles Pépin :
La question est importante, car en général, ce que l’on fait souvent, c’est de dire : "Attention les idées ne sont pas pures, idéales dans un ciel théorique, elles sont nées dans un contexte social de civilisation." Et déjà, cela choque beaucoup certains philosophes idéalistes, pour qui la grandeur des idées philosophiques est justement de s’être complètement détachée de ce contexte social. Moi, je ne me suis pas intéressé au contexte social, mais au contexte affectif et familial. C’est, de ce point de vue là, encore plus une réduction, et en même temps, je dirais que c’est la même démarche, une démarche de déconstruction de l’idéalisme : montrer que les idées viennent de quelque part. Dans les trois cas, ce que je montre c’est toujours l’aspect personnel et affectif, mais en réalité, il y a toujours des échos d’un contexte social. Il est clair que Platon, quand on voit les voyages qu’il fait, cela se fait sur fond de la tyrannie des Trente, de la naissance de la démocratie, tout cela est complètement mélangé. De même, Kant par rapport à la vie à Königsberg à l’époque. Et Sartre, c’est complètement conditionné par les Trente Glorieuses, l’espèce d’optimisme militant après la Seconde Guerre mondiale. Je mélange les deux implicitement : le contexte social et le contexte familial, c’est ce que j’invite sur le devant de la scène pour montrer la généalogie des grandes idées. Les petites histoires, sociales, politiques, ou inconscientes et familiales. Mais c’est vrai que j’ai plus mis l’accent sur le privé que le social.


nonfiction.fr :
  Cette intimité que vous construisez est très touchante. Mais elle est aussi une forme d’impudeur. Car on entre dans l’intimité de ces hommes par leur expérience analytique ; et l’analyse est une expérience intime qui renvoie chacun à soi. Avez-vous parfois eu le sentiment d’être un voyeur en imaginant et écrivant ces dialogues ? Et avez-vous eu la sensation d’embarquer le lecteur, avec vous, dans une posture de voyeurisme en le faisant témoin de cette intimité ?

Charles Pépin : Un peu. J’étais parfois gêné, quand même, je vous avoue. Quand je fais dire à Sartre la façon dont il prend les femmes dans certaines positions précises, quand je lui fais dire qu’il les consomme, en étant sale, entre deux séances de travail, avec des ongles noirs… A un moment, je me suis dit : "Pourquoi je fais ça ?" J’étais un peu gêné. Mais par rapport à cette gêne, ce qui m’a libéré, c’était la conviction intime que c’était, dans certains cas, très, très parlant par rapport à la philosophie de ces gens. Mais attention : voyeur, cela dépend dans quel cas. Sartre, il en parle de sa vie privée. Partout, dans des entretiens radiophoniques… Il y a des documentaires sur lui. Donc, ce n’est pas quelqu’un de très pudique, Sartre… il avait son pacte de transparence avec Simone de Beauvoir. Ce sont des choses de notoriété publique, ce que j’évoque.

En revanche, là où il y avait un problème de voyeurisme, c’est par rapport à Kant. Là, un philosophe comme ça, en parler en ces termes… c’est quelque chose que, lui, aurait trouvé complètement indigne. Contrairement à Sartre. Pour être clair, Sartre aurait pu aimer la psychanalyse de Sartre que je fais, il n’aurait pas été d’accord, mais il aurait pu aimer l’idée. Kant, c’est irrecevable. Et donc là, j’étais un tout petit peu gêné et en même temps ils m’ont ému. Kant, à la fin, c’est le seul que le psychanalyste appelle par son prénom, "Emmanuel", plutôt que "bien cher" ou "Monsieur", et je me suis réellement attaché à Kant, au fur et à mesure de l’histoire du livre. J’était réellement ému de le voir guérir, parce qu’en fait, il guéri, cela va mieux : c’est une longue analyse, mais il y a du progrès. Pour essayer de vous répondre encore plus clairement, je pense que c’est complètement absurde d’essayer de comprendre la pensée de ces grands auteurs en n’allant pas chercher dans ce genre de chose.



nonfiction.fr :
Il me semble qu’ils "guérissent" tous les trois.

Charles Pépin : Non, Non. En fait il y a un horizon d’espoir pour Sartre, mais il est bloqué. Il va chez Freud - dans sa tête il s’en convainc - pour convaincre Freud de l’inexistence de l’inconscient.


nonfiction.fr :
Le livre se termine sur la dernière séance d’analyse pour chacun des trois. Ils ont tous fait du chemin. On voit Platon changer d’identité pour mieux se trouver, Sartre confirme son rejet de l’inconscient mais reconnaît quand même les rôles qu’il a joués toute sa vie en réponse au regard de l’autre, Kant semble renoncer au devoir en matière d’amour.

Charles Pépin : Exactement, en fait Platon va changer d’état civil, et c’est là qu’il va changer ce que Lacan appelle le signifiant : il y a un signifiant, son nom de famille, qui avait des effets… comme un destin sur sa vie. Il va s’en libérer en comprenant ça, au terme d’une longue analyse, dont on se demande si elle ne dure pas cent ans dans le livre, car ils sont immortels. Il y a un gros progrès. Kant va comprendre, ce qui paraît simple quand ce n’est pas son propre problème, qu’il faut cesser de tout penser sur le mode du devoir. Parce que de trop devoir ne peut plus rien sur le mode affectif, sentimental, amoureux. Donc là aussi, cela marche bien. Par contre pour Sartre, on ne sait pas à la fin s’il a progressé ou pas. A priori, c’est la guerre entre eux, ils sont dans un affrontement, ils s’estiment beaucoup mais finalement l’analyse ne marche pas. Donc Freud attend et se demande si c’est possible pour Sartre de tenir dans l’éternité, dans ce mensonge permanent vis-à-vis de soi-même.

C’est ce que j’ai dit tout à l’heure, je pense que ces philosophies sont intenables. Pour résumer… pour Platon, de défendre la philosophie d’un autre, en son nom, est intenable. Mais surtout d’être un idéaliste qui pense que la vérité est ailleurs, dans un ciel des idées, et qui pense que tout ce que nous vivons dans le monde sub-lunaire est fait de choses dégradées, cela est intenable, on ne peut pas le vivre comme cela. De même, la morale kantienne, cette philosophie du devoir-être est également intenable. De même, ce que dit Sartre que l’on est caractérisé par une absence d’identité, ce qu’il appelle le néant, ouvert à l’infini du champ des possibles et à la nécessité de devoir s’inventer toujours dans le rapport aux autres, je pense que ce n’est pas vrai. On est, quand même, quelqu’un quelque part dans une histoire familiale, sociale, et on n’est pas le néant. Il se trompe.

Ils ont développé des philosophies intenables, mais ils ont tenu dans leur vie. Autrement dit, ils n’ont pas pété les plombs. C'est-à-dire que Sartre contrairement à Althusser, n’a pas étranglé sa femme, il n’y a pas eu de dérapage psychotique, Kant non plus, courtois. Platon, il a beaucoup voyagé, il y a un peu de fuite, d’errance, mais bon, ils sont restés équilibrés. Ils ne sont pas tombés de l’autre côté. Mais moi, ce que je leur inflige, c’est l’immortalité physique, ils vont devoir assumer pour l’éternité leur philosophie. Ils vont devoir dans leur corps supporter cette philosophie que je juge intenable, pour l’éternité. Et c’est là, pour Platon vingt cinq siècles, pour Kant un peu moins et Sartre beaucoup moins, ils vont voir Freud en 2008. Sartre, dans sa vie, cela allait, mais combien de temps aurait-il tenu encore ? J’ai inventé cette immortalité physique comme un test où s’éprouve la validité de leur philosophie, où s’éprouve la tenue de leur pensée. A la fin du livre, on voit bien que Sartre va devoir poursuivre son travail analytique, peut-être encore longtemps.


nonfiction.fr : Vous  écrivez dans Philosophie Magazine, de février 2009, en réponse à une lectrice : "Continuez à lire ce que vous trouvez trop complexe, continuez à lire même sans comprendre. Accepter de ne pas tout comprendre, voire de ne comprendre presque rien, est à la fois une authentique expérience philosophique, et, en pratique, souvent le début de la démarche philosophique." Cette démarche philosophique est-elle similaire à la démarche psychanalytique qui se vit par l’analysant, c’est-à-dire une forme de lâcher prise qui permet de s’ouvrir à son inconscient, de s’en approcher ? Est-on là dans une démarche similaire ?

Charles Pépin : A l’origine il y a plutôt une séparation entre la philosophie qui essaye de tout comprendre et la psychanalyse, notamment lacanienne, qui pense que comprendre c’est précisément le début du problème. Une phrase de Lacan dit que quand le psychanalyste essaye de comprendre son patient, c’est l’échec promis de l’analyse. Autrement dit, qu’est ce qu’il y a à faire dans une analyse si ce n’est à comprendre ? Et bien Lacan dit qu’il y a à entendre. Entendre ce que dit un symptôme, ce que dit un comportement, ce que dit un mot, un lapsus. Et entendre, ce n’est pas comprendre. Donc ce que je donne comme conseil dans Philosophie Magazine, c’est que l’on peut lire un livre, comme Principes de la philosophie du droit de Hegel, on peut le lire, et on ne comprend vraiment pas ce qu’il veut dire, on peut le lire et le relire, et néanmoins on entend quelque chose. On entend sa  voix et on entend des choses que l’on comprendra plus tard. Donc effectivement, vous avez raison, il y a cette idée du lâcher prise, de laisser venir les choses, ne pas être dans ce délire d’un raisonnement d’appropriation intellectuel et justement, c’est souvent ce que j’ai mis en scène dans le livre. Les philosophes souffrent, et ils sont là meurtris par leurs défauts et leurs passions en même temps. Ils veulent comprendre, et c’est là le problème. Car pour que cela marche, une analyse, il ne faut pas que le patient soit dans une logique classiquement philosophique de vouloir comprendre. Il faut qu’il laisse venir les choses, qu’il libère sa parole, qu’il laisse aller les associations et qu’il laisse raisonner quelque chose qu’il puisse entendre. Et pour ça, il faut peut être vouloir un peu moins comprendre.

C’est vraiment intéressant que vous me sortiez cette chronique dans Philosophie Magazine par rapport à mon livre, parce qu’effectivement c’est toute l’idée du livre : c’est de confronter la rationalité philosophique avec son ambition totalitaire, souvent, pas toujours, à une parole qui se veut en psychanalyse qui se veut sur un autre registre, plus humaniste,  plus proche de l’énigme de l’humain. L’énigme de chacun, sa propre énigme se donne à entendre à la condition que l’on arrête de tout vouloir comprendre, de tout vouloir maîtriser.

Ensuite je l’ai théâtralisé, voilà pourquoi j’ai pris Kant. Kant, c’est vraiment le volontariste. Kant c’est le philosophe de la bonne volonté morale, autrement dit ce qui me libère et fait de moi un homme c’est quand je veux le bien. Dans un effort conscient volontariste. Hors le problème c’est que pour quiconque est vraiment malade et fait une analyse, ce n’est pas avec un effort de la volonté qu’il va guérir, c’est peut-être au contraire en étant capable de lâcher prise par rapport à ce volontarisme. Donc vous avez entièrement raison, c’est vraiment ce qui traverse le livre, cette opposition entre une rationalité philosophique, souvent volontariste et un autre type de logique du sens qu’on trouve dans la psychanalyse. Le livre met en scène l’opposition théâtralisée ces deux façons de parler et de penser.


nonfiction.fr : De nombreux comportements de votre personnage Freud, sont en fait, proscrits par les écoles psychanalytiques : s’informer sur un patient, par la lecture entre deux séances, voire en séance, lire au patient un extrait de livre, faire des recherche sur le patient, récolter ses lettres, les lui demander même, donner des conseils de lecture, apporter des jugements, opter pour un ton déclamatoire… il y a un ton que donne Freud dans ses interventions.

Dans ce livre le personnage de Freud ne se limite pas à aider ses patients à penser leur condition, à dépasser l’impasse qu’ils vivent, ou à la penser. Il pense pour eux. Il extrapole, anticipe, projette, envisage un meilleur pour ses patients philosophes. J’ai ressenti un certain volontarisme du psychanalyste. Est-ce que vous pensez que le psychanalyste se doit d’avoir un projet pour ses patients, un projet de guérison, je veux dire ?

Charles Pépin :
Ce n’est pas comme ça que je l’ai vu, non. D’abord je ne suis pas psychanalyste, donc je peux me tromper sur ce que c’est que l’analyse.

Il est un peu interventionniste, Freud : c’est clairement un mélange de Freud et de Lacan. Souvent des phrases qui sont dans la bouche de Freud sont des phrases que Lacan a dites. Maintenant, le psychanalyste fait des reprises, ce n’est pas une proposition si précise… des reprises sensées faire raisonner ce que le patient a dit. Je crois que Lacan se le permettait.
Ensuite projet de guérison pour le patient, oui j’ai l’impression qu’il faut qu’il ait ce désir, quelque chose qui est lié à l’amour, il y a de l’amour dans ce désir de guérison pour l’autre. Ensuite, je suis d’accord avec vous, au-delà de ces réserves, je me suis permis des choses pour faire un livre. Il y a aussi une vocation pédagogique : en fait je voulais donner au lecteur des extraits de ces philosophes là, pour qu’ils les lisent en même temps qu’ils entendent la parole des philosophes sur le divan. Le procédé littéraire a été de montrer le psychanalyste aller dans sa bibliothèque.



nonfiction.fr :
C’est aussi grâce aux nombreuses interventions de Freud que se construisent les dialogues et le roman. Vous avez eu un arbitrage à faire entre le réalisme d’une séance analytique et la nécessité du dialogue pour le roman.

Charles Pépin : Oui, ça n’a pas été si facile.

En revanche ce que j’ai fait pour Sartre, c’est d’écrire un livre pour dire le regard que, moi, j’avais sur les textes de Sartre. J’étudiais Les mots avec mes élèves de Sciences Po dans un cours d’initiation à la littérature. Et je n’en revenais pas, c’est vrai que c’était pendant que j’étais en analyse, j’avais l’impression de lire les textes d’un malade, de quelqu’un proche de la psychiatrie, proche mais ne tombant pas dedans, notamment de certains troubles de personnalité et de certains troubles de la reconnaissance spéculaires, des syndromes précis que je connais d’un point de vue clinique. J’avais l’impression que Sartre, et c’est flagrant quand on lit Les mots et même La nausée, j’avais l’impression qu’on ne pouvait pas donner Sartre à lire à des ados sans préciser ce qui me paraissait, moi, évident. Du coup, j’ai voulu donner au lecteur ce regard que j’avais sur les textes. Du coup, je me suis mis dans la peau du psy qui, en fait, a le patient qui est là, et qui relit en présence du patient les livres du patient. La question que vous me poser sur l’éthique de la psychanalyse "est-ce que cela se fait ou pas" : je ne suis pas sûr que ce soit si mauvais, je pense qu’il y a des psychanalystes qui demandent à leurs patients des lettres qu’ils ont écrites, et cela doit être justifiable dans certaines écoles. Et moi, c’était mon chemin par rapport à Sartre, parce que j’avais été face à ses textes avec un œil un peu psy. Il y a plein de choses qui se mêlent.

Pour vous dire, j’ai écrit les trois livres séparément, la psychanalyse de Platon, celle de Kant et celle de Sartre. Je les ais écrit séparément.


nonfiction.fr :
C’est ce que j’ai ressenti. Il y a un rythme qui est donné dans ce livre, les séances se succèdent, les patients, tour à tour, prennent place dans le cabinet de Freud. Vous auriez pu tout aussi bien écrire trois livres différents. En tant que lectrice, j’avais envie de lire Platon, Kant et Sartre séparément.

Charles Pépin :
Certains m’ont dit "j’ai lu tout Kant d’un coup, tout Sartre" moins "tout Platon". Je les ai écrit séparément car j’étais dans la tête de l’un, et à la fin, en quelques jours j’ai fait du montage. Il y avait 15 séances par auteur, et je me suis organisé en faisant du montage, même physique, parce que j’avais des paquets. J’étais dans le TVG et en 4 heures j’ai mêlé 45 feuillets. J’ai trouvé l’ordre qui marchait. Il y avait plein d’ordres possibles, on peut panacher de façon différente. Ce n’est pas toujours 1/1/1. Parfois, c’est Platon, Platon, Kant, puis Sartre : ce n’est pas régulier.

nonfiction.fr : Oui, ils loupent parfois leur séance.

Charles Pépin : Oui, et certains rattrapent et passent deux fois de suite, je me suis arrangé. L’idée était de créer un rythme nouveau, de faire un vrai livre alors qu’en fait j’avais fait trois livres séparés. Honnêtement à la lecture j’étais hyper content de ce qui se passait, content de retrouver l’autre et aussi content de le quitter à fin de la séance.




nonfiction.fr :
Qu’avez-vous pensé à la lecture de votre livre ?

Charles Pépin : La première fois j’ai eu l’impression d’avoir un coup de bol. Quand j’ai fait le panachage des trois psychanalyses, j’avais peur que cela ne marche pas en tant que livre. Ça pouvait ne pas marcher mais ça a marché.
Ce sont trois travaux différents où d’ailleurs des choses différentes sont en jeu. Par exemple la psychanalyse de Sartre fait beaucoup intervenir des textes de Sartre que je donne au lecteur sous le prétexte que Freud est en train de les examiner. Un tiers des lignes que j’ai écrites sur Sartre sont des phrases de Sartre lui-même que j’essaye de faire résonner dans cette théâtralisation là. En revanche, pour Platon et Kant, très peu. Pour Kant, c’est juste autour de quelques concepts philosophiques majeurs que j’essaye de faire résonner du vécu, à des anecdotes vraies de sa vie.

Je précise quand même que tout est vrai. Tout est vrai. Vous avez vu que tout est vrai, tout est véridique. En revanche, quand j’évoque des choses de la vie réelle, je n’ai rien inventé du tout. C’est pour ça que le livre a été un petit peu attaqué. Par des gens qui disent "comment il peut se permettre ça ?". En plus cela a été un peu présenté comme un essai, sérieux. Là où c’est très bizarre et bancal, c’est que d’un côté je suis ultra honnête et sérieux, parce que j’ai fait d’énormes recherches pour ne mettre que des choses vraies et de l’autre, j’invente des scènes dans leur immortalité et là je me permets d’être un vrai romancier.


nonfiction.fr :
En construisant une intimité fictive et je dirais même une intimité fictivement réelle, n’y a-t-il pas là un mode de fonctionnement très proche de la télé réalité ? N’y a-t-il pas danger à ce que le lecteur ne distingue plus s’il s’agit d’une intimité construite ou réelle ? Car rien n’est faux, mais on ne peut pas dire non plus que tout soit vrai.

Charles Pépin : Je n’avais pas pensé à cela.

Mon problème est que l’intimité que j’ai recréée, j’y crois. Et c’est mon problème. En fait, Sartre, cela fait vingt ans que je le lis et le relis, et j’ai l’impression de le comprendre, de le connaître hyper bien. Et donc quand j’invente un Sartre possessivement et maladivement jaloux, j’ai l’impression de ne pas me tromper. Je vous avoue que je ne peux pas vous en dire plus. Je n’en sais rien de ce qui s’est passé. Je ne sais pas exactement ce que j’ai voulu faire. Il se trouve que j’ai parlé du Sartre que je pense être le vrai Sartre, ça c’est une conviction et qu’ensuite sur Kant, j’ai eu l’impression de le découvrir de m’attacher à lui tel qu’il était en vérité. Evidemment, il faut ensuite avoir beaucoup de distance par rapport à ça. J’en suis conscient.


nonfiction.fr :
En fait, c’est votre télé réalité à vous, non ?

Charles Pépin :
Moi, j’étais dans un travail où j’étais vraiment avec eux.

Enfin, pas au début. Au début, Kant, c’était un effort, c’était même chiant. Je n’arrivais pas à l’incarner. Et soudain, j’ai lu des choses sur lui, notamment des textes littéraires sur sa vie… et soudain, j’ai entendu sa voix. C’est-à-dire que en relisant ses textes de philo… à un moment ça a marché. Et j’ai réussi à l’incarner physiquement. Il y a des trucs qui ont débloqué l’histoire, par exemple, j’ai du changer son physique, ses vêtements sinon cela ne marchait pas. Pareil pour Platon, au début ça n’allait pas. Et à un moment, ils sont rentrés dans un personnage de chair, réel. Et du coup, je connais assez bien leur philosophie, c’est mon métier, j’ai fait un mélange bizarre : c’est-à-dire que connaissant depuis très longtemps bien leur philosophie et commençant à connaître leur personnage de chair et de passion, je me suis mis à y croire que tout cela faisait vraiment un tout. A la fin, j’étais vraiment ému, lorsque Kant comprend que de trop tout penser sur le mode du devoir-être nous empêche de vivre et d’être heureux… quand il comprend ça, j’étais content pour lui.

Maintenant, si vous voulez que je vous parle plus franchement, ce qu’il s’est passé c’est que j’ai projeté des symptômes qui sont les miens sur Platon, Kant et Sartre. Voilà pourquoi je m’y suis attaché. Je parlais de moi de façon déguisée, c’est cela que les gens n’ont pas tout compris. En vérité, j’ai commencé par du roman, proche de l’autofiction, et là j’ai trouvé un procédé très indirect où je parle de moi de façon assez intime, finalement. Maintenant, il faut essayer de questionner cette démarche : qu’est-ce que cela veut dire d’attribuer à Platon, Kant et Sartre ses propres symptômes pour essayer de s’y confronter ?




nonfiction.fr :
Vous parlez de vous comme de l’analysant, alors que vous êtes dans ce livre aussi l’analyste. Il me semble qu’il s’agit aussi d’un dialogue interne entre Freud et lui-même, que vous avez construit. C’est Freud qui est analysé à travers l’analyse qu’il fait de ses patients. Vous allongez trois philosophes sur le divan de Freud, et finalement c’est Freud, lui-même, que vous allongez sur le divan. Sur votre divan. Qu’en pensez-vous ?

Charles Pépin : C’est marrant… car c’était un autre projet de livre que j’avais, et qui s’est retrouvé mélangé. J’ai toujours voulu faire la psychanalyse de Freud, à travers la question de son évitement du judaïsme. C’est d’ailleurs très présent dans le livre, quand Freud pense à son propre cas, notamment à son infidélité à lui-même. C’est par rapport à son judaïsme qu’il est bizarre, Freud. Il a des tas de références grecques, il ne prend jamais de textes de l’Ancien Testament pour éclairer ses théories. Œdipe c’est symbolique, tout est comme ça. Il a un côté de refoulement de son judaïsme, mais il a un côté très juif dans l’art de l’interprétation, dans l’écoute de la lettre, etc. Dans le travail sur le livre, le dossier Freud était aussi important que le dossier Platon, Kant ou Sartre. J’ai fait des recherches sur les quatre. Il y en a un qui se retrouve l’analyste dans le livre, mais j’avais un truc à dire sur Freud aussi, évidemment.

Et surtout, je pense que c’est ce qui se passe dans une psychanalyse, cela renvoie le psychanalyste à lui-même, évidemment. Donc, comme je voulais montrer ce que c’est qu’une analyse, il fallait aussi montrer ce que cela change dans l’analyste. Par exemple, lorsque la jalousie de Sartre renvoie Freud à la sienne, par rapport à Marta et que cela lui renvoie ce pourquoi il est devenu analyste. C’est lui qui le dit dans une de ses lettres : "Quand j’ai senti en moi la morsure de la jalousie quand Marta, ma jeune fiancée, avait regardé un autre homme avec des yeux plein d’une ardeur incroyable, là j’ai compris que j’allais m’intéresser vraiment, sérieusement aux choses du psychisme."

C’est toute l’idée de mon livre : on devient psychanalyste pour une raison aussi prosaïque et humaine que cela. Et surtout, on devient un grand philosophe parce que l’on a telle petite névrose ou tel problème non réglé dans son enfance. Maintenant la question est que certains ont des petits problèmes comme cela et ne deviennent pas Kant ou Platon. Qu’est-ce qui fait la différence ? C’est pour cela que j’ai été attaqué, comme quoi je voulais réduire les grands philosophes à de petites anecdotes. Mais pas du tout, ce qui est magique, incroyable c’est qu’avec ces névroses là, d’autres ont, eux, ont fait une œuvre géniale et universelle.

Je voulais montrer que l’horreur, elle vient d’une l’enfance, elle vient d’un contexte familial, elle vient de la névrose. On ne devient pas philosophe parce que tout va bien. Mais je ne la réduis pas à cela : elle en vient et elle va ailleurs. C’est la généalogie, au sens nietzschéen. J’ai essayé, dans le livre dans le moment même où je montrais l’origine d’une pensée kantienne ou platonicienne, dans une petite histoire, dans une scène d’enfance, dans un rapport à la mère, etc., j’ai essayé de montrer que ça n’empêchait pas le résultat d’être universel et le trait du génie philosophique. Et même, le véritable génie, c’est de s’originer dans de la petite histoire et de la sublimer au sens freudien.

Voilà c’était vraiment stupide, ceux qui me sont tombés dessus, c’est parce qu’ils ont une conception de la philosophie qui est d’une immaturité radicale, de penser que les idées viennent de nulle part, que les philosophes les forment ex nihilo, parce qu’ils sont géniaux, qu’ils ont contemplé les pures idées. C’est pas possible : l’énergie de leur travail est libidinal. C’est la sublimation. Ça  vient d’où cette investigation intellectuelle, cette force, ce désir ? Ça vient de la névrose, c’est le moteur. Cela ne veut pas dire que je le réduis à cela.



nonfiction.fr : C’est d’ailleurs une question que vous posez dans le livre par la voix de Kant, et qui revient souvent : "D’où viennent les idées ?" Est-ce important de poser cette question ?

Charles Pépin :
Kant a énormément travaillé pour que ses idées aillent quelque part. Il parlait d’idées régulatrices, il a voulu aussi montrer d’un point de vue théorique que les idées avaient pour fonction d’influencer le réel et notamment de répondre sur le plan universel. Et donc dans une scène, Kant dit à Freud " je me suis tellement interrogé sur où allait mes idées, et je ne m’étais jamais demandé d’où elles venaient".

nonfiction.fr :
Dans ce roman, il y a une unité de temps, une unité de lieu, une unité d’action. Il y a tous les ingrédients qui définissent le théâtre classique. On a l’impression que vous avez pensé le roman comme une pièce de théâtre.

Charles Pépin : Vous avez raison, c’est un huit clos au sens classique du théâtre. Quand je l’ai écrit je ne pensais pas du tout au théâtre. Quand je l’ai fini, oui évidemment. Cela fait quelques jours que je me dis que c’est une pièce de théâtre. C’est même presque du boulevard, en fait. Il y a la salle d’attente, la rue, le cabinet de Freud. Ils rentrent, ils sortent, ils rentrent, ils sortent, ils se croisent. Il y a même un effet comique.

nonfiction.fr : Cela pourrait être développé. C’est quelque chose que vous envisagez ?

Charles Pépin :
Non je n’envisage pas de le faire, mais j’aimerais bien que quelqu’un le fasse pour moi. Je n’y connais rien en théâtre, je ne suis pas du tout compétent mais cela pourrait être intéressant de l’adapter.




nonfiction.fr :
Tout à l’heure vous parliez des retours critiques que vous avez reçus, mais j’ai plutôt l’impression que la presse numérique et papier, les internautes, sont très élogieux à l’égard de votre livre.

Charles Pépin : La réception a été très bonne, mais sur un petit malentendu. 50% des gens qui l’ont aimé, l’ont aimé pour sa valeur pédagogique, donc c’est bien. De contextualiser les idées, de montrer d’où elles viennent, cela permet de mieux les comprendre. Je suis d’accord avec la valeur pédagogique. Mais en revanche, c’était quand même ne pas voir toute la critique de l’inconscient occidental. Je voulais montrer ce que c’est que la morale kantienne, à partir de sa névrose obsessionnelle, ce que c’est que l’existentialisme à partir de l’enfance de Sartre, ce que c’est que le platonisme à partir de sa relation à sa mère, certes, c’est vrai. Mais le livre ne se réduit pas à ça. C’est seulement aujourd’hui, six mois après, que le débat commence à avoir lieu sur le débat philosophie/psychanalyse, qui est le cœur du livre.

Quand je lisais des critiques, il s’agit de gens qui ont aimé le livre mais qui disent "je ne suis pas d’accord avec toi. Je trouve que le livre est intéressant, mais je pense que les idées, ça ne sert à rien de savoir où elles viennent, ça ne sert à rien de connaître la vie sexuelle de Kant, ça ne sert à rien de savoir que Platon est né en Sicile. On n’a pas besoin de connaître cela pour apprécier leur grande théorie philosophique".

Et là j’ai eu beaucoup de gens, des philosophes, des journalistes qui pensaient ça, qui sont, ce que j’appelle, des idéalistes. C’était sur un mode cordial, c’est un bon débat, un vrai débat.

Ils disaient : "Qu’est-ce que j’en ai à faire de savoir que le père de Sartre a contracté une maladie qui l’a tué sur un bateau qui s’appelle Le Descartes." C’est incroyable, quand on pense que toute l’œuvre de Sartre est une réponse à Descartes et à Freud : à Descartes, pour dire que ce n’est pas par "je pense donc je suis" que je suis défini, mais dans ma relation aux autres, c’est l’existentialisme ;  à Freud, pour dire que l’inconscient n’existe pas et donc que je n’ai pas été déterminé par la mort de mon père. Et qu’est-ce qu’on apprend ? Que le bateau qui a tué le père de Sartre s’appelait Le Descartes. C’est comme si toute son œuvre, Sartre essayait de comprendre le sens de ce mot qui était écrit sur la proue du bateau qui a tué son père, à savoir "Descartes".

En plus, c’est ambigu : Descartes est un existentialiste comme Sartre. Quand il dit "je pense donc je suis", ce n’est pas que théorique, c’est : "J’existe dans la pensée, je vis mon existence." Il a pris beaucoup de choses chez Descartes tout en s’opposant à lui. C’est énorme. Des philosophes amis me disaient "il n’y est pour rien", ou même "ces anecdotes, je m’en fous, ça ne m’intéresse pas." Et là on n’est pas d’accord, c’est là que je suis freudien au sens classique : il n’y a pas de hasard, il n’y a pas de "et alors ? so what ?". Ce n’est pas signifiant, cela a déterminé à écrire ce qu’il écrit. Là il y a un vrai désaccord et un vrai débat. Un débat entre les idéalistes et les freudiens, d’un côté ceux qui pensent que la grandeur des idées philosophiques c’est de se détacher de toutes les petites choses, le nom du bateau, la mer, la vie sexuelle, et la maman, et l’autre qui pensent que la grandeur des idées c’est de venir de ces petites choses, mais d’avoir sublimé cette origine dans une grande pensée universelle. Je me situe par ce livre clairement dans le second camp.



nonfiction.fr :
Et la rue de Paradis. Pourquoi ?

Charles Pépin :
Parce qu’elle se situe à Paris dans le prolongement de la rue de la Fidélité. Et que la fidélité à soi c’est la clé du bonheur. Par contre, il faut savoir ce que c’est que le soi : ce n’est pas une identité au sens basique, c’est le désir qui structure une existence, qu’il faut trouver. On ne le trouve pas quand tout va bien, et quand tout va mal, ça veut dire qu’on l’a trahi. Et quand on commence une analyse on essaye de trouver. Ça, c’est aussi l’objet de la psychanalyse de Platon. Il vit dans l’infidélité à son désir, et la rue de Paradis l’invite à réfléchir sur pourquoi il vit à côté de son désir depuis vingt cinq siècles, pourquoi il porte la pensée d’un autre, pourquoi il disparaît dans son travail, pourquoi on l’appelle Platon qui n’est pas son vrai nom, mais le surnom dont l’a affublé son prof de gym. Effectivement, je crois que le vrai Platon, Aristoclès, était plutôt un sensuel qui avait envie de politique, envie d’action dans le monde. Et que pour plein de raisons que j’explique dans le livre, il a fait vivre la pensée de Socrate, n’osant pas être celui qu’il était profondément. Et il va le devenir dans le livre en lâchant prise, en laissant advenir sa vérité, ce qui apparaît dans certaines lettres, dont la lettre VII, qui est probablement la seule vraiment authentique et sur laquelle je fonde mes hypothèses.

nonfiction.fr : Dans l’annexe, vous partagez les sources qui vous ont inspiré et aidé à penser cet ouvrage. C’est même une invitation à en savoir plus. C’est un véritable cadeau que vous faîtes au lecteur.

Charles Pépin : J’ai adoré faire cela. C’est une analyse commentée. Je raconte l’histoire, ce que j’ai lu pour arriver aux hypothèses de ces trois analyses.


nonfiction.fr : Pourquoi avoir mis tant de détails. C’est une attention au lecteur ?

Charles Pépin : C’est pour guider le lecteur et pour qu’il profite plus du livre, et qu’il dise "il n’a pas inventé". Je n’ai pas inventé, donc je donne mes sources. Tout le rapport de Sartre à Freud…

Je note plein d’éléments pour que le lecteur se dise "ce n’est pas un exercice de style d’un prof de philo, c’est quelque chose qui essaye de se confronter à la vérité de ces grands penseurs".


nonfiction.fr : Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Quel est votre prochain ouvrage ?

Charles Pépin : Je vais garder Freud, et il sera confronté à quelqu’un d’autre… qui est peut-être plus qu’humain. Je travaille sur Dieu. (Un livre tombe de la bibliothèque – rires).

Je fais un cours pour les Mardi de la philo pour les adultes à Paris, sur trois mois, sur l’histoire des preuves philosophiques de l’existence de Dieu.

Et parallèlement à ça, je cherche une forme romanesque pour faire intervenir un Dieu justifiant de son existence.

Je travaille sur Dieu.


nonfiction.fr :
Une dernière question. Vous écrivez, dans la bouche de Freud pensant Sartre, que "le grand auteur avance masqué" en montrant que le style est aussi un masque derrière lequel se cache l’auteur. Et vous, vous avancez masqué ?

Charles Pépin : Dans ce livre là, énormément. J’ai écrit des livres différents avant, Les infidèles, où je n’avance pas masqué du tout, c’est de l’autofiction. Et là j’avance complètement masqué, le vrai crabe masqué.

En revanche, ce que je trouve intéressant par rapport à Sartre, c’est que lui il "avance masqué" (c’est une phrase de Descartes), tellement masqué qu’il a été très apprécié par la critique littéraire de droite. Il écrit comme un hussard de droite, comme Roger Nimier par exemple, alors que c’est un marxiste de l’ultra gauche. Son style très classique plait aux gens de droite. C’est ça que j’appelle "avancer masqué". Mais toute la littérature n’est pas comme cela. Sartre écrit comme un écrivain de droite, il prend la pause et tient les affects à distance, avec un style magnifique mais un style altier. C’est le grand paradoxe de Sartre que j’ai voulu montrer dans le livre, une figure incroyable. Il est à la frontière du génie et de la folie, mais son génie c’est sa folie, c’est d’inventer et de changer de rôle, d’arborer un masque et de changer de masque. Sauf que quand on est éternel, ce n’est pas possible. Dans le livre, soit il continue comme ça toute sa vie, d’aller de masque en masque et c’est l’enfer, soit d’aller rue de Paradis au bout de la rue de la Fidélité, il va trouver son désir et devenir réellement celui qu’il est, c’est-à-dire cesser d’arborer un masque. Auquel cas son analyse aura marché. C’est cette porte ouverte, mais la route est longue. Car pour l’instant il va voir Freud en essayant de le convaincre que l’inconscient n’existe pas. Il est loin du compte.


nonfiction.fr : Merci de ce tour d’horizon

Charles Pépin : Merci beaucoup


Propos recueillis par Virginie Mandaroux le 19 mars 2009