Les visiteurs de l’exposition proposée jusqu’à la mi-juin au musée du Quai Branly peuvent se reporter à l’important catalogue qui l’accompagne.

Pour ceux qui s’étonnent de la programmation d’une telle exposition dans le musée « des arts premiers » la préface de son directeur, Stéphane Martin, dissipe tout doute sur la pertinence de cette proposition dans ce musée « où dialoguent les cultures ».
Les cultures et les disciplines pourrait-on même dire à la lecture de l’imposant volume (450 pages) qui croise, comme l’indique d’ailleurs la couverture, « l’art, le cinéma et la photographie, de Picasso à Basquiat » dans un sous titre quelque peu trompeur. En effet, il faut aller directement page 157 pour trouver le premier essai sur l’influence qu’eût le jazz sur les artistes… Quoiqu’il ne s’agisse pas –encore- de ceux placés en tête de gondole mais d’Arthur Dove, Stuart Davis et Piet Mondrian. Cet exemple illustre la curiosité qui préside à la construction de cet ouvrage inspectant chaque domaine de la culture populaire, des plus évidents aux plus étonnants pour prendre la mesure du poids que le Jazz aura eu sur leurs évolutions.

Organisé, comme l’exposition, de façon chronologique, l’ouvrage s’ouvre naturellement sur la naissance de cette musique et du mot qui la désigne, en 1913. Le départ du voyage est donc marqué par la fermeture des bordels de Storyville et l’exode vers Chicago ou New-York du personnel qui l’animait, propageant ainsi la musique jazz dans les Etats-Unis. 

Alors que le phénomène s’amplifie aux Etats-Unis, le jazz en Europe reste cantonné aux cercles d’avant-garde fréquentés par une élite intellectuelle et lettrée. Vu de ce côté de l’Atlantique, le genre est exotique et participe au goût du moment qui culmine avec l’exposition coloniale. Si dans le courant des années 1920 La Revue Nègre et Joséphine Baker réveillent un Paris sonné par la guerre, ils demeurent grimés (par Paul Colin, Kees van Dongen et d’autres) en personnages simiesques aux poses trahissant leur état de sauvages débridés. Si les clichés primitivistes subsistent encore un peu en Europe, le jazz s’impose en Amérique comme une forme sophistiquée, bien que spontanée, d’un stade avancé de la civilisation occidentale. Ce que représente Aaron Douglas dans de savantes superpositions de scènes de savane et d’urbanisme moderne.



De parts et d’autres de l’Atlantique, 1925 sera une année cruciale pendant laquelle de nombreux peintres s’empareront du phénomène tant musical que visuel. C’est l’année où, apprend-t-on, Arthur Dove réalise ses première peintures réalisées en écoutant les premiers disques de Jazz dont Rapsody in blue de Gershwin, qui sera aussi le nom d’un de ses tableaux. Stuart Davis, autre peintre américain qui fit, lui, le voyage à Paris, signe dans les années 1930, ses peintures dites "jazz", qui se caractérisent par l’emploi d’une écriture cursive et saccadée dans laquelle on décode des titres de l’époque. Mondrian, lui, fut témoin des débuts de la Revue Nègre, à Paris et resta ébranlé par l’énergie de Joséphine Baker. Cette fascination pour la danse laissera dans son œuvre des peintures, intitulées Fox-Trot en 1929, et des essais dont Jazz et néo-plasticisme où l’artiste hollandais tente de distinguer pour la première fois le rythme et la répétition. Fidèle au jazz, c’est à New-York dans les années 1940 que Mondrian, sous l’emprise de l’alors récent Boogie Woogie, signera l’une de ses œuvres majeures, Broadway Boogie Woogie, dont des études sont reproduites au catalogue.
 

D’autres artistes, révélés plus tard dans le catalogue, seront, eux aussi et de diverses manières, inspirés par le Jazz. David Hammons, Bruce Nauman... certains même signeront des pochettes de disques apportant de façon claire leur contribution à la création d’un univers visuel propre au Jazz (Joseph Albers, Andy Warhol..). C’est d’ailleurs l’ambition de deux essais qui ponctuent l’ouvrage que de raconter l’histoire de la naissance d’une esthétique Jazz trouvant naturellement son terrain d’expression sur les pochettes des disques.  Si les pochettes minimalistes de Reid Miles pour le label Blue Note dans les années 1960 sont relativement connues et souvent associées à « une esthétique jazz » on découvrira avec surprise le travail de certains de ces prédécesseurs tels Alex Steinweiss qui fut le premier graphiste à se consacrer, dès 1939, à la pochette de disque de jazz, puis Jim Flora qui développaient, tous deux, des formes libres usant de couleurs chatoyantes et d’une typographie souvent peinte comme le reste de la pochette.
 

Là encore, la curiosité et la précision préside à l’extraordinaire inventaire des influences du jazz sur notre culture du XXème siècle. Aucun « recoin » n’est oublié, du cinéma à la littérature, de l’affiche à la photographie et l’art… Le jazz aura donc imprimé son empreinte de liberté à de nombreux domaines et aura aussi stimulé de nombreuses collections. En effet, autre singularité de ce catalogue, la parole est donnée à deux collectionneurs, passionnés de ce genre musical et des objets alentours dont ils expliquent le patient et savant rassemblement. On y voit ainsi l’indication que le jazz, s’il a marqué le cours de l’histoire culturelle, aura aussi déterminé le cours de la vie d’hommes passionnés