L'entreprise emblématique d'un capitalisme basé sur la réduction des coûts salariaux est mise sur la sellette.

 Wal-Mart conjugue une culture d’entreprise fondée sur des valeurs très conservatrices et une utilisation des technologies les plus modernes (jusqu’à un réseau privé de communication par satellites) pour gérer ses activités depuis son siège de l’Arkansas. Celles-ci se rejoignent dans la manière extrêmement peu sociale dont elle gère son personnel, explique Dork Zabunyan, dans une préface dont l’intérêt est toutefois plus littéraire qu’analytique   . Au-delà de la qualification du type de contrôle que peut exercer l’entreprise sur ses salariés, se pose désormais, comme la crise actuelle l’a montré, la question des effets d’un modèle d’affaires dont Wal-Mart est perçu comme l’un des principaux exemples, sur l’ensemble du système de distribution des revenus à l’échelle des États-Unis mais également du monde entier.


Une entreprise emblématique

Le livre est composé de deux parties. Il reprend les contributions des auteurs à l’ouvrage dirigé par le premier : Wal-Mart : The Face of Twenty-First Century Capitalism   . On en aurait volontiers lu davantage.

La contribution de Nelson Lichtenstein    dépeint Wal-Mart comme l’institution emblématique (comme General Motors a pu l’être en d’autres temps) d’un nouveau stade du capitalisme mondial, basé essentiellement sur la recherche des coûts salariaux les plus bas.

 L’auteur explique que la réussite de l’entreprise tient, d’une part, à sa maîtrise des technologies de l’information et de la logistique, qui lui a permis de faire fabriquer massivement en Chine, et, d’autre part, au modèle de compression des coûts salariaux qu’elle a adopté. Un modèle qui ne pouvait naître que dans une “Amérique post-New Deal sudiste et désyndicalisée” comme le fin fond de l’Arkansas. Mais auquel la révolution reaganienne, avec en particulier les coups portés au syndicalisme, a permis de se développer, tout d’abord dans d’autres régions des États-Unis, puis à l’international.

La culture de l’entreprise est empreinte d’un faux égalitarisme, de patriotisme, de foi et de vénération pour la réussite entrepreneuriale   . Son développement international a rencontré plus ou moins de succès selon la résistance qu’ont manifestée les systèmes locaux de droit du travail et des relations professionnelles (l’entreprise a ainsi essuyé de grosses difficultés en Allemagne).

L’entreprise a pu prétendre “que la pression qu’elle exerce sur les prix contribue à l’élévation du niveau de vie de toute la population américaine”   . Elle fait toutefois l’objet d’une contestation de plus en plus forte. Les procès et les attaques de tous horizons contre la politique salariale de l’entreprise se sont multipliés ces dernières années   . Celle-ci est notamment accusée de faire porter sur l’assistance publique une partie de la couverture des besoins vitaux de ses salariés et de leurs familles. L’élection d’Obama pourrait changer quelque peu la donne. Il faut toutefois se rappeler que, historiquement, les périodes de crises ont constitué plutôt une opportunité pour les acteurs qui mettaient en œuvre une politique de prix bas   . C’est l’un des intérêts de la deuxième partie.




Digne successeur des inventeurs de la marchandisation de masse

La contribution de Susan Strasser   est à la fois plus nuancée et plus originale. Elle retrace l’histoire du modèle de la marchandisation de masse, inventé par les grands magasins, les sociétés de vente par correspondance et les chaînes de magasins de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, qui lie notamment produits et main d’œuvre bon marché. Elle permet de distinguer les aspects cruciaux sur lesquels “ce mastodonte moderne [Wal-Mart] diffère de ses prédécesseurs”   .

 Le premier principe du marketing de masse fut la fixation des prix   , qui mit fin au troc et au marchandage que les détaillants ou les épiciers du XIXe siècle pratiquaient le plus souvent. Elle permit d’embaucher des vendeurs moins qualifiés dont les conditions de travail allaient, un temps, émouvoir l’opinion américaine. Le second principe consista dans la rotation rapide des stocks grâce à laquelle les inventeurs de la marchandisation de masse ont fait des fortunes en vendant de gros volumes à bas prix   . Ce qui leur permit également d’accroître leur pouvoir sur leurs fournisseurs, dont ils intégrèrent du reste un certain nombre.

 Pour cela, les sociétés de vente par correspondance (VPC) en particulier furent amenées à utiliser, comme Wal-Mart plus tard, des technologies de pointe et à systématiser l’organisation pour optimiser le process de distribution   . Les sociétés de VPC comme les grandes surfaces avant elles et plus tard les chaînes de magasins furent également combattues avec plus ou moins de succès par les détaillants dont elles menaçaient les intérêts.

 Les chaînes de magasins amenèrent les techniques de gestion à distance de magasins décentralisés ainsi que les méthodes (dont le recours à une population immigrée) permettant de travailler avec une main d’œuvre très peu coûteuse   . En revanche, elles cherchèrent finalement, dans le conflit qui les opposaient à leurs détracteurs, à rallier les syndicats à leur cause. Enfin, le développement du libre service (qui supprimait aussi le crédit et la livraison – l’invention date de 1916) et la naissance des supermarchés, construits en dehors des principales zones urbaines, permirent de réduire encore les coûts.

Qu’y a-t-il chez Wal-Mart de distinctement nouveau ? se demande pour finir l’auteure. Tout d’abord la taille : “jusqu’ici aucune entreprise n’avait à ce point dominé à la fois le secteur de la vente au détail et celui de la production dans presque tous les secteurs de la grande consommation ; pas plus que l’activité d’un seul détaillant n’avait à ce point influencé l’ensemble de l’économie américaine.”   . Wal-Mart a surfé sur la vague du développement de la société de consommation. Elle a réussi à limiter au maximum  les frais généraux. Elle a bénéficié de la loi de 1975, qui a mis fin au système des prix fixes, pour accroître sa pression sur les industriels. Pour cela, elle a également tiré parti de la maîtrise de l’information qu’elle a réussi à acquérir concernant ses ventes (notamment grâce aux codes barres). Enfin, elle “a fait un travail exceptionnellement efficace en ciblant des marchés particuliers, [en entreprenant] de desservir toutes les petites villes des régions les plus pauvres”   . L’entreprise a ainsi assurément marqué une nouvelle étape dans ce processus historique de développement de la marchandisation de masse, dont la question est maintenant de savoir comment il évoluera à l’avenir et les inflexions qu’il pourrait recevoir de la crise actuelle.

On lit ce petit livre avec plaisir et la contribution de Susan Strasser en particulier fait réfléchir