Le formidable deuxième tome d’une biographie du peintre Henri Matisse : passionnant.

L’ouvrage d’Hilary Spurling s’ouvre sur un étonnant constat : il n’existe pas, plus de cinquante après sa mort en 1954, de biographies d’Henri Matisse. Pire : sa légende est tissée de rumeurs et d’inventions, qui ont engendré de fausses interprétations sur ses œuvres. L’objectif du présent ouvrage, Matisse, le maître. 1909-1954, deuxième tome d’un diptyque consacré au peintre, est donc de rétablir la vérité sur le chef de file du fauvisme. C’est un essai qui entend retranscrire avec  une très grande rigueur les principales étapes de la vie du peintre, tout en assumant ses choix et ses interprétations. Et il faut l’affirmer tout de suite, c’est une réussite. L’extraordinaire documentation réunie par l’auteur, notamment la correspondance privée, alliée à une narration proche du roman (le livre a reçu le prix Whitbread, très rarement attribué à un document), font de cette biographie un texte de référence, pour le lecteur curieux comme pour le chercheur averti. Jour après jour, de l’académie libre (1908) à la chapelle du Rosaire de Vence (1949), le travail de Matisse est scruté à la loupe. Plongé au milieu de sa vie quotidienne, familiale et professionnelle, de ses voyages et de ses errances, le lecteur assiste à la passion d’un homme pour son art, à l’éclosion d’une œuvre moderne et rebelle.

 

Derrière les lieux communs, Matisse

Hilary Spurling veut d’abord détruire les rumeurs, les fausses évidences, les mésinterprétations, bref l’ensemble des légendes qui entourent le peintre. "Si cette histoire (la mienne) était écrite dans sa vérité d’un bout à l’autre, ça épaterait tout le monde" affirme t-il lui même   . Casser le mythe "Matisse", voilà le premier objectif de l’auteur, pour tout reconstruire à partir d’un travail de recherche minutieux. Par exemple, la correspondance privée, à laquelle l’auteur a pu accéder, permet de suivre presque jour par jour la vie du peintre. Sa lecture met fin à deux contre-vérités : d’une part, Matisse ne faisait pas de tous ces modèles féminins des maîtresses et d’autre part, il n’a pas effectué de transactions avec le régime nazi. Tout cela c’est de la légende, il faut l’effacer de la mémoire collective. Maintenant que la toile est de nouveau blanche, un nouveau Matisse doit se dessiner.

 

Matisse, dans sa multiplicité

Une biographie de Matisse c’est d’abord l’histoire d’un homme seul (ou presque) contre tous. Sa peinture a provoqué un rejet quasi unanime : ridicule pour les uns, effrayante de laideur pour les autres. "La toute première réaction était à chaque fois la frayeur et l’horreur, aussi bien parmi des experts comme Fry que chez de relatifs profanes…"   . Matisse félicite celles qui osent poser pour lui, s’exposant à des railleries et des insultes. La presse et le public n’ont pas de mots assez forts pour décrire leur dégoût des œuvres de Matisse. Souvent violente et charnelle, sa peinture est considérée comme porteuse de maladie. Tandis que Matisse affirme vouloir "un art d’équilibre, de pureté, qui n’inquiète ni ne trouble"   , un critique espagnol écrit, à propos de ses œuvres d’avant-guerre, qu’"elles provoquaient une horreur étrange, inconnue, un peu comme celle que suscite l’image du cadavre de la raison, du corps de l’Intelligence en décomposition"   . Mais la plus violente des diatribes est venu de l’écrivain Roland Dorgelès, en 1910 : "Matisse rend fou ! Matisse est plus dangereux que l’alcool ! Matisse fait plus de mal que la guerre !"   s’exclame t-il dans Le Prince des fauves. Le peintre a souffert toute sa vie de cet isolement, et la reconnaissance unanime du public et du monde de l’art n’a été que beaucoup trop tardive pour soulager sa douleur. Tout au long de sa vie, Matisse a prouvé une résistance exemplaire face à son impopularité. Il faut préciser qu’elle n’est pas de son seul fait, elle doit beaucoup à son entourage : les modèles comme Olga Meerson, les amis comme Picasso, les mécènes comme Chtchoukine et surtout la famille, ont été un véritable rempart au découragement. "Le public est contre vous mais l’avenir est à vous" lui écrit Chtchoukine en 1910   .



Une biographie de Matisse c’est aussi l’histoire d’une famille. Au centre, il y a Amélie, la deuxième femme du peintre. Dévouée, intendante en chef, protectrice de l’homme comme de l’artiste, elle a été le plus grand soutien de Matisse, un véritable pilier. Elle a tout supporté : les déménagements incessants, les voyages, les difficultés financières, les critiques désastreuses, les colères, les infidélités… jusqu’à l’épuisement et la rupture. À ses côtés, il y a une fille, Marguerite, née d’un premier mariage. Objet de multiples inquiétudes (elle était malade), elle a soutenu l’œuvre de son père jusqu’à sa mort. L’attachement de ce dernier pour sa fille dépasse le simple amour paternel. D’autre part, de son mariage avec Amélie, Matisse a eu deux fils : Jean et Pierre. Si les trois enfants se sont essayés à la peinture (avec un certain succès parfois), aucun n’en a fait son métier. "Je suis obligé de me faire violence pour ne pas tomber dans du Matisse" affirme l’ainé avec lucidité. Tous seront néanmoins contaminés par la passion de leur père : "L’art était pour eux tous la seule activité envisageable. Exposés dès la naissance à ses formes de risque les plus hardies et les plus enivrantes, ils rejetaient les émotions de remplacement et partageaient l’horreur de leur père pour toute chose facile ou de second ordre, susceptible d’en diluer la puissance"   . Le cadet, Pierre, est d’ailleurs devenu un célèbre marchand d’art à New York et consacra sa vie à promouvoir les toiles de son père. Le talent d’Hilary Spurling est de rappeler ce que l’œuvre de Matisse doit aux siens. Au quotidien, les membres de la famille Matisse ont été tour à tour des objets d’inspiration, des modèles dociles, des élèves studieux, des critiques exigeants et des défenseurs inlassables d’une œuvre en éclosion. Et si les crises ont été nombreuses et l’incompréhension récurrente, Hilary Spurling souligne l’infinie patience et la formidable tolérance qui ont entouré le peintre et qui ont accompagné l’accomplissement de son œuvre. Matisse ce n’est pas seulement un homme, c’est aussi un clan.

Une biographie de Matisse c’est encore l’histoire d’un itinérant. Hilary Spurling a choisi de nommer ses chapitres en fonction de deux éléments : la chronologie d’une part, les déplacements de Matisse d’autre part. Ils ont été si nombreux qu’ils forment une géographie passionnante du peintre (on peut par exemple voir comme titre de chapitre : "1929-1933 : Nice, Paris, l’Amérique et Tahiti"). Dans la vie de Matisse, il y eut les déménagements : à Issy-les-Moulineaux d’abord, véritable retrait face à la fureur de Paris ; sur la Côte d’Azur ensuite où il débarqua l’hiver 1916-1917 pour se reposer. Il en tomba littéralement amoureux et passa sa vie à vouloir en restituer les couleurs. Il y eut aussi les déplacements professionnels : en Amérique où son art est apprécié et reconnu, en Russie afin de rendre visite à son ami et mécène Chtchoukine, à Londres également pour dessiner les décors d’un opéra… Mais il y eut surtout les chocs en Andalousie et à Tanger : la lumière et les couleurs de la Méditerranée provoquent chez lui un bouleversement artistique. Les lignes et les arabesques de l’Alhambra le ravissent, il puise dans "ces sources de vie" le grand équilibre qu’il recherche pour ses œuvres : la stimulation et l’apaisement. C’est le peintre Maurice Denis qui résume le mieux cette rencontre entre Matisse et le Sud : "C’était un homme du Nord […]. Il naît dans le brouillard des Flandres […] puis s’installe sur la côte de Provence […]. Toute sa vie d’artiste se tient dans ce départ dans le noir et cette arrivée dans le soleil […]. Dans ces yeux pâles d’homme du Nord, tout le lumineux Midi étincelle ; son regard en conserve les reflets, et son œuvre en perpétue l’éclat pailleté et l’émotion"   .



Une biographie de Matisse c’est enfin l’histoire d’un professeur. En 1908, il ouvre à Paris une académie de peinture. Les étudiants, étrangers notamment, s’y pressent pour suivre les enseignements du maître. Matisse peut y exposer librement ses idées sur la peinture. Pendant trois ans, il enseigne à un auditoire chaque jour plus nombreux l’importance de l’émotion et de l’intuition dans le travail de l’artiste. Il demande à ses élèves de se libérer de leur formation classique pour obtenir une plus grande pureté et fluidité dans leurs œuvres. Il affirme par ailleurs n’avoir aucune théorie : "J’ai seulement conscience des forces que j’emploie et je vais, poussé par une idée que je ne connais vraiment qu’au fur et à mesure qu’elle se développe par la marche du tableau"   . Ce sont pourtant les principes d’un art nouveau qui sont posés là : "(…) ce qu’il voulait, c’était atteindre les grands buts destructeurs et constructeurs de l’art moderne en imposant la clarté et l’ordre impartiaux de la tradition française héritée de ses maîtres, Nicolas Poussin et Paul Cézanne"   .

 


Essayer de faire rentrer toute la vie de Matisse dans ces quelques pages est une entreprise perdue d’avance. Il a donc fallu oublier de parler des formidables amitiés avec Renoir ou Picasso, de la valse des modèles, des innombrables variations d’une œuvre en perpétuel mouvement ou même de la chapelle de Saint-Paul de Vence, extraordinaire dernière aventure du peintre. Mais, une chose est sûre, s’il vous prenait l’envie de découvrir la vie d’Henri Matisse, vous ne pourriez échapper à la biographie d’Hilary Spurling : d’abord parce que vous n’en trouveriez probablement aucune autre de récente, ensuite parce qu’il n’en existe pas de plus complète, de plus fidèle à l’œuvre du peintre, et de plus sensible et subtile
 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.