Deuxième volet de la biographie titanesque de Peter Guralnick, Careless Love emporte le lecteur dans la ronde captivante des dernières années du King.

Après Last Train to Menphis – Le temps de l’innocence (1935-1958), publié en 1994, l’Américain Peter Guralnick raconte la suite et surtout la fin des aventures du King dans Careless Love, Au Royaume de Graceland (1958-1977). Et quelles aventures ! Il en a été dit (et écrit) sur Elvis Presley, s’atteler à une biographie d’exigence exhaustive de cette facture relevait inéluctablement d’un travail titanesque. Guralnick l’a fait, et il était sans doute le mieux placé pour. Né en 1943 à Boston (Massachussets), cet écrivain et journaliste américain fut une des plus belles plumes du Rolling Stone des années 1970 avant de s’attacher aux existences peuplant la musique moderne américaine.


C’est sur ce deuxième tome que l’on saisit l’ampleur et l’importance de cette biographie. Car il ne s’agit plus de raconter le conte de fées qui transforma ce fils d’ouvrier en star interplanétaire. Nous savons déjà qu’Elvis Aaron Presley est né le 8 janvier 1935 dans la bourgade de Tupelo, Mississipi. Qu’il fut très pauvre, puis multi-milliardaire. Qu’il mourut le 16 août 1977 à Memphis. Nous savons aussi qu’il fut le premier rockeur blanc. Qu’il acheta sa résidence Graceland en 1957, et qu’elle devient post-mortem un lieu de pèlerinage aux odeurs de sainteté. Oui, nous en savons beaucoup sur Elvis… et peu à la fois. Son appartenance au panthéon des rock stars du vingtième siècle lui confère une aura pour le moins insaisissable. L’ouvrage de Gurlanick pallie à ce manque de compréhension de « la plus grande voix d’Amérique » – selon un autre mort grandiose, John Lennon.


Il est ici question de revenir sur ces années qui ont fait du King un dieu déchu, et ce à plusieurs reprises: de l’arrivée foudroyante des Beatles à sa soi-disant fausse mort aux barbituriques. « Le récit du déclin inexorable d’Elvis – ce qu’on pourrait presque appeler la disparition d’Elvis Presley tout au long d’une époque – n’est ni simple ni monolithique, prévient Guralick dès les premières pages. Et il se peut que son histoire n’ait pas de plus grande moralité que celle de Job ou qu’Œdipe Roi de Sophocle : il ne faut jamais considérer comme heureux l’homme qui n’en est pas encore au bout du voyage. »


Careless Love s’ouvre donc sur l’année 1958, année du service militaire que le King effectue en Allemagne, encore sous le traumatisme de la mort de sa mère Gladys.  Les Etats-Unis puritains peuvent souffler : le jeune homme au déhanchement diabolique fait ses classes en Europe, où sa folle énergie devrait être un tant soit peu canalisée. En fait, son énergie a été considérablement amoindrie par le décès maternel… et ne reviendra jamais. Cela ne l’empêche guère de signer inlassablement des autographes et de conter fleurette à toutes les jolies filles des environs. Jusqu’à ce qu’il tombe sous le charme d’une petite jeune fille au tempérament bien trempé : Priscilla Beaulieu, future Madame Presley.

À son retour, en 1960, sa vie d’idole des jeunes reprend. Tout s’enchaîne alors, dans une insatiable poursuite de la plénitude. Il y a la signature chez RCA, Something For Everybody (1961), les hauts et les bas de la polygamie, les tournées flamboyantes et les films médiocres, l’exigence de son manager, le bien-nommé Colonel, la prise compulsive d’amphétamines, Girl Happy (1965). Il y a aussi une perte de vitesse, le mariage puis le divorce avec Priscilla, la naissance de Lisa Marie, le come-back de 1968, Elvis Sings The Wonderful World of Christmas (1971). Il y a encore la prise de poids boudinée dans les « jumpsuits », la quête spirituelle, la moquerie, l’adulation, He Touched Me (1975). Viennent enfin le mépris, la compassion, Moody Blue (1977), les soubresauts de la gloire...

C’est avec un exceptionnel sens du détail et une certaine objectivité (teintée d’une admiration assez bien retenue) que Guralnick rapporte tous les faits et gestes du King. La vingtaine de chapitres qui constituent Careless Love respectent, au jour près, la ligne de vie de la star. Le but n’est pas de nous le rendre sympathique, mais d’au moins rendre justice au talent démesuré d’Elvis Presley, talent qui se nourrit de l’existence de celui-ci, avec ses beautés et ses vicissitudes. On ne peut nier l’aspect pathétique d’un Elvis gavé de pilules et de paillettes, incapable de donner le même amour à ses compagnes qu’à son public, bien qu’il ait été souvent également incapable de méchanceté. Mais on ne peut pas non plus faire l’impasse sur cette spontanéité musicale, cette inspiration sans cesse renouvelée, et, bien sûr, cette voix envoûtante, aujourd’hui indispensable au patrimoine américain. Car il s’agit bien d’un mythe américain, d’une idole dont beaucoup n’ont pas même voulu croire en la disparition. De sa vénérable outre-tombe, située au 3734 Elvis Presley Boulevard, le King reste l’une des plus riches personnalités américaines.


Et comme le conclut, avec une émotion non feinte, le meilleur biographe qu’ait connu à ce jour Elvis Presley : « Il est important d’écouter sans s’encombrer de préjugés si nous voulons entendre le message d’Elvis : l’expression sans barrières d’émotions longtemps réprimées, l’abandon à une vulnérabilité culturellement désavouée, la lutte farouche pour sa liberté. » Décidément, Can't help falling in love with you...