De stimulantes thèses sur la domination, l'hégémonie et les résistances cachées.

Qu’y a-t-il de commun entre les dissidences religieuses qui ont précédé la guerre des paysans en Allemagne avant la Réforme, les rituels populaires d’inversion comme le carnaval dans l’Europe médiévale, le Festin de Krishna dans la société hindoue ou les saturnales de la Rome antique, les formes d’insubordination ouvrières (freinage, sabotage, "perruque") des sociétés industrielles, ou encore les promenades quotidiennes qui rassemblaient des milliers d’habitants de Lodz, dans la Pologne du général Jaruzelski, sortant spontanément à l’heure du journal télévisé officiel en portant leur chapeau à l’envers ? Pour James C. Scott, ces formes d’actions au-delà de leur apparente diversité relèvent d’une même catégorie: celle des formes de résistances cachées, discrètes ou anonymes, que les groupes dominés peuvent opposer aux pouvoirs économiques, politiques et religieux. Elles renvoient à une forme "infra-politique" de protestation qui se développe à l’abri des regards et du contrôle du pouvoir et qui constitue la façon la plus courante de critiquer l’ordre social dans les sociétés où les groupes subalternes ne peuvent pas exprimer publiquement leur désaccord.

Spécialiste des sociétés paysannes d’Asie du Sud-est et des formes d’opposition quotidienne à la domination, auxquelles il avait consacré ses premiers livres, James C. Scott propose dans "La domination et les arts de la résistance" une synthèse stimulante de ses travaux sur les processus de domination, sur la notion d’hégémonie et sur la résistance. Initialement publié en 1992 aux Etats-Unis, l’ouvrage avait été remarqué pour la force des perspectives de recherche qu’il ouvrait, notamment pour étudier la protestation populaire dans les pays non démocratiques. La traduction en français du livre, jusqu’à présent surtout lu et commenté par les spécialistes de la sociologie des mouvements sociaux, vient salutairement lui donner une seconde vie, lui offrant le large public qu’il mérite.

L’intérêt du livre de J. Scott est en effet de proposer une théorie alternative du pouvoir et de la domination qui rompt avec les théories de la légitimité ou de l’hégémonie qui dominent la sociologie critique contemporaine. De Weber à Bourdieu, en passant et Gramsci, l’ordre social est en effet le plus souvent pensé comme le fruit d’une croyance : les dominés acceptent leur situation subalterne car ils croient à la légitimité du pouvoir et aux idéologies dominantes qui présentent l’ordre social pourtant inégalitaire comme naturel et juste. Or, pour J. Scott une telle conception recèle des "erreurs fondamentales". Entreprenant une critique serrée, mais accessible aux lecteurs profanes, de ces théories de la fausse conscience et de l’aliénation, il propose d’en renverser les postulats.

À ses yeux, dans toutes les sociétés, les dominés disposent des ressources symboliques pour penser des ordres alternatifs, qu’ils s’agisse d’imaginer une inversion de l’ordre social ou une société sans inégalité. Si les détenteurs du pouvoir s’attachent certes à mettre en scène la légitimité du pouvoir et à imposer en public le respect et la déférence, il ne faut pas prendre l’obéissance publique explicite (qui relèvent de ce que l’auteur nomme le "texte public") pour une adhésion sans réserve de la part des dominés. Au contraire, J. Scott traque les multiples manières dont les dominés détournent le sens de ces rituels d’obéissance et en subvertissent les logiques. Il cherche surtout à appréhender ce qu’il appelle le "texte caché" des groupes dominés à travers lequel ceux-ci tentent d’exprimer griefs et défiance à l’égard du pouvoir. Ce faisant il propose de placer au centre de l’analyse des formes de protestation des comportements habituellement invisibles et délaissés par l’histoire et la sociologie. Les cultures populaires, les pratiques religieuses dissidentes, les ragots, les rumeurs, les formes à peine perceptible de désobéissances comme l’humour, l’ironie ou les provocations vestimentaires, révèlent alors comment les groupes subalternes tentent d’aménager des espaces d’entre soi dans lesquels les puissants sont raillés et l’ordre social critiqué, à l’abri du regard inquisiteur des pouvoirs et sans que ces formes de résistance ne prennent une forme explicitement politique. L’attention portée à ce texte caché ouvre un considérable chantier empirique : l’étude des modes de résistance à la domination qui ne se déploient pas dans la sphère publique et ne sont pas pensées comme politiques, mais qui représentent pourtant les formes les plus fréquentes de la contestation populaire du pouvoir et des inégalités dans les sociétés non démocratiques, bien plus en tout cas que les grandes révolutions qui restent des moments exceptionnels dans l’histoire moderne.

L’ouvrage de J. Scott est donc particulièrement ambitieux. Il vise tant à décentrer le regard sur des phénomènes jusqu’alors peu, ou pas, analysés et à renouveler les outils théoriques susceptibles de rendre compte de la domination et de la résistance. Certes, les fondements théoriques de ces propositions mériteraient d’être discutés. En particulier, parce que l’analyse de J. Scott porte pour l’essentiel sur les sociétés non démocratiques et que peu de choses sont dites sur les formes de domination qui reposent justement moins sur la force que sur la légitimation du pouvoir. De la même manière, le curieux mélange entre une subtile sociologie d’inspiration interactionniste des scènes et des rapports de pouvoir et une mécanique un peu brutale de la domination reposant exclusivement sur la force et la contrainte suscite de nombreuses interrogations qui ne sont pas toutes levées à la lecture de l’ouvrage. Enfin, les conditions de politisation de ces formes de résistance ouvrent à des questions essentielles, notamment  à propos du passage de la "résistance" à l’action collective, qui ne sont pourtant qu’esquissées. Mais c’est sans doute la force des livres importants que d’ouvrir à de vastes débats. Gageons que la publication française de l’ouvrage en suscitera de nombreux qui contribueront à renouveler, en science politique, en sociologie et en histoire, la réflexion sur les formes de résistance aux processus de domination