Conçu sous la forme d'un hommage à un historien disparu, Pierre Pluchon, ce livre collectif analyse les évolutions du système esclavagiste dans les Antilles.

Saint-Domingue, 1757. Les morts suspectes s’accumulent, la peur gagne l’île. Les esclaves – ou, pire ! les affranchis – auraient trouvé leur arme invisible : le poison. Les colons paniquent : des serviteurs pourtant insoupçonnables rôderaient dans les cuisines, dans les étables ou sur les marchés et empoisonneraient les aliments. Conduits par leur chef Macandal, ancien esclave devenu manchot puis marron – en fuite depuis dix-huit ans –, ils tueraient par plaisir et par cruauté, par vengeance ou par goût. La répression est féroce, à la mesure des angoisses. C’est que « le nègre est bizarre ; […] c’est une race méchante, de vrais serpents. […] Il est naturellement haineux, méchant, superstitieux et sans principes   ». Pour les colons blancs, il est l’Autre absolu, cet autre que pourtant ils ont capturé et asservi ; cet autre qui par son labeur servile fait de Saint-Domingue la « perle des Antilles » au commerce alors plus conséquent que celui des colonies britanniques d’Amérique du Nord.

Ce sont ces mentalités collectives, ces peurs, mais aussi ce scandale – l’esclavage – que Pierre Pluchon s’est attaché à comprendre puis à expliquer au travers de son œuvre. Administrateur professionnel et historien amateur, amoureux de l’île de Haïti où il longtemps vécu, il s’est intéressé en précurseur dès les années 1970 à l’histoire des Antilles et à la problématique de l’esclavage. Parmi ses principaux ouvrages, l’Histoire de la colonisation française et une biographie de Toussaint Louverture, tous deux publiés chez Fayard, modèles de travail et d’érudition. Historien atypique à la production foisonnante, trop tôt disparu (1999), il a pourtant su s’attirer la sympathie et le respect d’une nouvelle génération de chercheurs réunie par Philippe Hrodĕj. Ceux-ci lui rendent hommage à travers ce recueil d’articles autour des Antilles (françaises et espagnoles) et de la Guyane, prolongeant certaines des intuitions du maître et battant en brèche bien des préjugés.

L’esclavage n’était pas une fatalité dans les Antilles, bien au contraire. Il n’est arrivé que tardivement, longtemps après la mort des premiers Indiens, et après les échecs des serviteurs blancs sous contrat, les fameux trente-six mois   . Au XVIIe siècle, la petite colonie d’aventuriers français végétait, regroupée sur l’île de la Tortue, reléguée aux marges de Saint-Domingue et de l’empire espagnol, hésitant entre la colonisation du sol, la culture du pétun (tabac) ou la flibuste. Des rafles ou du commerce interlope dans les îles voisines ont fourni les premiers contingents d’esclaves, avant leur importation massive d’Afrique, en provenance de la Côte d’Or (les plus demandés), du Congo ou de l’Angola actuel. Leur apport a modifié les cultures, le tabac des débuts se voyant abandonné au profit de l’indigo, puis du café et surtout du sucre.

La société s’est lentement hiérarchisée, entre des colons blancs souvent absentéistes, des colons noirs propriétaires d’esclaves (le Code Noir ne reconnaissant que deux statuts juridiques, les libres et les non libres), les mulâtres, les petits blancs, les esclaves domestiques, les esclaves « à talents » et enfin les esclaves « agricoles », tout en bas de l’échelle, réduits à la culture de la canne. Les bossales (esclaves nés en Afrique) ont réappris à vivre et à survivre, se créolisant tout en gardant un lien avec les forces occultes de la nature, avec le vaudou et le poison, tant en Guadeloupe qu’en Martinique.

Comme le montre la deuxième partie de l’ouvrage, le processus abolitionniste fut long et tortueux, marqué par des expérimentations   , par une abolition révolutionnaire suivie d’un rétablissement napoléonien dont on suit la chronologie en Guyane et par des parcours biographiques peu communs, comme ceux de ces officiers napoléoniens en exil américain, tout à la fois héritiers des idéaux de l’an II et esclavagistes dans leurs plantations de Louisiane ou de l’Alabama. L’abolition de l’esclavage par Victor Schoelcher en 1848 n’est pas ce coup de tonnerre souvent décrit par les célébrations officielles, mais l’aboutissement d’un long processus. Depuis le début du XIXe sicle, la résistance des esclaves se fait plus ouverte, que ce soit par le marronnage ou par les plaintes pour sévices devant les tribunaux. A partir de 1830, la Monarchie de Juillet développe une politique de transition entre l’émancipation et l’affranchissement, en s’inspirant du modèle anglais et en réprimant certains colons trop brutaux, sans toutefois franchir le pas de l’abolition, ce qui ne sera fait que sous la Seconde République.

Telle est donc la trame narrative de cette succession d’articles, qui brossent – chacun à travers un angle particulier – un panorama d’ensemble des colonies françaises aux Antilles et en Guyane du XVIe au XIXe siècle. Cette amplitude chronologique pose pourtant problème – inhérent au genre de l’hommage –, car elle nécessite du lecteur une connaissance préalable à la fois de l’histoire et de la géographie antillaise (quelques cartes eurent été à cet égard fort utiles) voire américaine, afin de remettre les contributions en perspective. Ce d’autant plus que l’ouvrage hésite selon les articles entre vulgarisation et historiographie, ne satisfaisant complètement ni le profane, ni le spécialiste. Le curieux buttera sur les tableaux de chiffres, sur des analyses pointues mais arides du système de la plantation ou sur des extraits de correspondance non commentés. Le spécialiste restera quant à lui sur sa faim après la lecture de certains articles, qui soit ne renouvellent guère l’historiographie sur la question, soit se montrent trop généraux ou trop pédagogiques.

Une contribution fort intéressante décrivant la création du comté de Marengo en Alabama par d’anciens officiers de l’armée de Napoléon est ainsi entachée par des rappels fastidieux (et peu nuancés) sur le système esclavagiste américain. On aurait en revanche aimé en savoir davantage sur ces colons atypiques – que venait d’ailleurs faire le grand Lakanal dans cette galère américaine ? –, anciens révolutionnaires et futurs esclavagistes   .

Trois contributions surtout émergent de ce recueil, d’une teneur très différente et aux deux extrémités du spectre chronologique.

La première, écrite par Françoise Hatzenberger, place avec raison la forêt au cœur de l’expérience antillaise, à la fois lieu de souffrance et d’espérance. Elle est le lieu de l’exploitation pour les Indiens de Saint-Domingue, asservis par les conquistadors et utilisés comme orpailleurs ou mineurs au plus profond de la forêt ; pour les engagés volontaires contraints de suivre leur maître dans ses chasses ou ses expéditions intérieures ; pour les esclaves forcés de défricher des routes, de couper du bois acajou ou de construire des plantations isolées. Mais la forêt fait également lien avec l’Afrique, tant par le culte vaudou que par les plantes qui s’y trouvent. Elle incarne un espoir et de survie pour les esclaves en fuite qui s’y réfugient. Ce faisant, elle « permet aux esclaves […] de recomposer un espace où ils s’efforcent d’échapper au pouvoir du maître   », et mérite plus que le relatif désintérêt dans lequel les historiens l’ont laissée.

Le second article, par Philippe Hrodĕj, donne l’image d’une colonie de Saint-Domingue bien différente de celle d’une l’île aux 500 000 esclaves, spécialisée dans la production de canne à sucre et qui contribue par ses excédents à réduire l’énorme déficit du budget royal. Au XVIIe siècle en effet, rien de tel  avant le traité de Ryswick (1697) : l’île est le royaume des flibustiers et des boucaniers, dont la vie hésite entre aventure et dénuement. Les blancs sous contrats se voient encore préférés aux esclaves, qui arrivent progressivement sur l’île grâce aux rafles dans les colonies voisines – Jamaïque en particulier – et au commerce clandestin. Ce n’est que dans les années 1670-1680 que le cycle du tabac prend fin, qu’une société plus rigide se structure et que la culture de la canne se met en place. Le monde pionnier s’efface devant l’arrivée de la plantation.

Deux siècles plus tard, dans l’île voisine de Cuba, l’esclavage est toujours en vigueur et le commerce du sucre prospère. Et avec lui, le marronnage, la répression et son cortège de chasseurs d’esclaves. Anne-Marie Brenot étudie avec finesse le journal (1847-1842) de l’un d’eux, le rancheador Francisco Estévez. Il y recense ses expéditions sous des pluies diluviennes, ses battues et ses captures.

À travers lui, c’est l’ensemble des acteurs du système colonial cubain que l’on découvre : les autorités coloniales, les grands propriétaires d’haciendas, les contremaîtres, les esclaves et les marrons. Ces derniers ne sont pas forcément réfugiés sur les hauteurs, inaccessibles, mais vivent près des plantations, au contact de leur famille et avec l’assentiment tacite de planteurs qui ferment les yeux sur les chapardages nocturnes en échange d’un calme relatif sur leurs plantations. La caricature de l’opposition entre Blancs et Noirs, entre planteurs et marrons, en ressort irrémédiablement affaiblie.

Au final, l’ouvrage – en dépit de ses quelques faiblesses – illustre la fécondité de l’héritage de Pierre Pluchon et des multiples chemins qu’il a défrichés. Une nouvelle génération d’historien lui a succédé qui, par ces travaux, contribue à une connaissance plus précise des sociétés coloniales sous l’Ancien Régime et la Révolution