Un ouvrage qui place l’avenir de l’information comme enjeu principal, et non nécessairement celui des journaux imprimés.
 

Avec ce livre qu’il consacre à la fin des journaux, Bernard Poulet ne parle pas seulement en connaisseur. À l’aube d’une révolution qui en est seulement à ses balbutiements, il s’alarme de voir décliner, irrésistiblement, des journaux quotidiens et payants qui furent le creuset, au XIXe siècle, de l’information offerte à tous et du journalisme comme métier ou comme vocation. Il ne désespère pourtant ni du journalisme ni de l’information, ouvrant des perspectives à ceux qui considèrent avec lui que le sort de la démocratie est lié à celui de l’information, qu’il soit aujourd’hui nostalgique d’un passé révolu ou bien, à l’inverse, fasciné par les prouesses et les promesses d’Internet et du numérique. Sa recherche obstinée d’un avenir pour l’information et pour le journalisme ne l’empêche pourtant pas d’être attentif à tous les obstacles auxquels se heurtent aujourd’hui ceux qui l’imaginent ou le construisent : ce mélange d’individualisme et de communautarisme, sur fond de "présentéisme" et, pour tout dire, d’indifférence grandissante vis-à-vis des affaires de la cité et du monde.

Pour des publications quotidiennes d’information, ce qu’on appelle les journaux, le diagnostic est sombre et sans appel : la crise n’est pas conjoncturelle mais structurelle. Dans tous les pays développés, leur déclin semble irréversible : la publicité déserte les journaux pour aller vers Internet, à l’instant même où ne cesse de grandir la désaffection des jeunes - les digital natives – pour l’information imprimée. Steve Ballmer, le patron de Microsoft, l’annonce : "Tout sera consommé sur Internet". Steve Jobs, l’emblématique dirigeant d’Apple va plus loin : "Bientôt, plus personne ne lira." La mort des quotidiens est annoncée. On hésite seulement sur la date de leur disparition : 2040, si l’on en croit Philip Meyer, dans un livre qui fit grand bruit, l’an passé, aux États-Unis, The Vanishing Newspaper. Dans 20 ans, s’interroge Bernard Poulet ? Ou bien 25 ans ? Pas davantage, peut-être.

Les mauvaises nouvelles, en effet, s’amoncellent pour les quotidiens. Partout dans le monde, les licenciements, économiques ou pas, se multiplient, atteignant surtout les journalistes. Time-Warner et Gannet ont perdu chacun 10 % de leurs effectifs. Hearst a diminué la fréquence de ses publications et Newsweek a réduit son tirage, en même temps qu’il supprimait des postes au sein des rédactions. En Europe, la situation des quotidiens n’est guère plus enviable : les quotidiens à eux seuls ont supprimé près de 2.300 emplois entre juillet et décembre 2008. Les résultats de la presse italienne, exprimés en diffusion, sont presque aussi catastrophiques que ceux de son homologue espagnole, victime d’une contraction brutale de l’activité économique. Le trois quotidiens nationaux français, le Monde, le Figaro et Libération, ont réduit leurs effectifs, respectivement, de 130, de 100 et de 70 postes, en 2007 et 2008. Plus que d’autres, les médias subissent partout le retournement de la conjoncture.

Sans doute, comme le souligne Bernard Poulet, la presse quotidienne souffre-t-elle, en France, de ne pas être portée par de grands groupes, ce qui la singularise par rapport à ses homologues étrangères. Mais ce serait oublier, comme il s’empresse de le rappeler, que les plus grands journaux du monde n’appartiennent pas à de pareils groupes, ce qui ne les empêche pas d’affronter les difficultés sous de meilleurs auspices : le New York Times, le Guardian, le Corriere della Serra ou la Frankfurter Allgemeine. Ceux qui pratiquent la stratégie du média "global", à 360 degrés, déclinant les mêmes informations sur tous les supports, l’imprimé, la radio, la télévision, Internet, ne semblent pas mieux armés aujourd’hui pour sauver le média imprimé.

Force est bien d’admettre, en effet, que s’achève pour les médias un âge d’or, leur "Trente Glorieuses" à eux, entre 1960, date de l’élection de John Kennedy à la présidence des États-Unis, et 1990, après la chute du mur de Berlin et avant la dissolution annoncée du système soviétique. Ce fut l’époque, rappelle Bernard Poulet, où l’on encensait les magazines d’enquêtes à la télévision, le "Sixty Minutes" américain et son homologue français, les "Cinq Colonnes à la Une". C’était également l’époque où le New York Times et le Monde, "vénérables institutions", "ambitionnaient de dire (…) quelles étaient les bonnes politiques, mais surtout qui avait la légitimité, le droit moral de gouverner". En France, cette époque fut inaugurée par la naissance d’une deuxième chaîne de télévision, en 1964, pour s’achever, en 1986, avec l’ouverture des télévisions au secteur privé. Tout au long de cet âge d’or, les ténors de l’information n’étaient pas seulement un "quatrième pouvoir", ni même un contrepouvoir : ils se voulaient le second pilier de la démocratie, sur le même plan que le Parlement.

De cette époque où se confondaient la presse, le journalisme et l’information, on garde aujourd’hui, par paresse ou par intérêt, souvent même sous l’effet conjoint des deux, une nostalgie paralysante. Et de convoquer pour la justifier à la fois Hegel et Sauvy. Le philosophe allemand annonçait déjà, en 1820 : "Le journal est la prière laïque du matin de l’homme moderne". Quant au démographe français, pareillement fasciné par le pouvoir des journaux, il prophétisait ainsi des lendemains enchanteurs, au tournant de 1970, dans sa leçon inaugurale au Collège de France : "La démocratie triomphera le jour où chacun disposera enfin d’une information complète et objective".

En annonçant la fin des journaux, Bernard Poulet ne se déprend pas vraiment de cet idéal selon lequel la presse est censée accomplir toutes les promesses de la démocratie, tandis que celle-ci rendrait inlassablement hommage aux journaux et favoriserait grandement leur essor. Cet idéal est sans doute aussi inaccessible qu’indispensable. Et il le sait. Mais son attachement à ce qui fut pour les médias l’ultime justification de leur prestige ou de leur raison d’être, le conduit parfois à d’injustes procès : les médias d’information n’ont pas toujours l’arrogance dont il les accable ; et ils n’ont pas toujours inversé en leur faveur, par leur seule faute, cet inévitable rapport de forces qu’ils entretiennent avec tous les pouvoirs, quels qu’ils soient.


Mais ce même idéal lui ouvre les yeux, et, du même coup, ceux de ses lecteurs, sur des réalités que l’on aurait tendance à oublier. Rien ne permet de dire en effet que les sites d’information de la Toile ne sauraient égaler les journaux imprimés. Pourquoi auraient-ils immanquablement quelque chose à envier aux quotidiens ? Pourquoi devraient-ils nécessairement souffrir de la comparaison avec leurs illustres ancêtres ? Et faut-il toujours s’alarmer de voir les entreprises éditrices hier de journaux se transformer en de vastes compagnies, plates-formes offrant à leurs clients une plus ou moins grande variété de contenus et de services ? Il nous invite, en l’occurrence, à ne pas regarder le présent avec les yeux d’hier.

L’important - et le grand mérite de son livre est de l’avoir souligné – n’est pas de sauver à tout prix l’imprimé, mais de veiller à favoriser l’accès de tous à une information de qualité, de garantir à chacun, en d’autre termes, le droit à une information intelligible, faute de quoi ce droit se retournerait en privilège pour quelques uns. Peu importe, pour Bernard Poulet, la voie empruntée par l’information pour atteindre son public. Peu importe, en définitive, le média pour lequel le journaliste exerce son ministère : l’essentiel est qu’il puisse l’exercer dans les meilleures conditions.

Fidèle à un idéal auquel il n’entend pas renoncer, Bernard Poulet ne se trompe pas d’enjeu. Il trouve dérisoire ou déplacé le procès intenté par les journaux payants aux sites de la Toile et aux journaux gratuits : pourquoi ces derniers ne pourraient-ils pas rivaliser avec eux sur le terrain de la qualité de l’information ? Pourquoi seraient-ils incapables, irrémédiablement, d’être ces historiens du présent, ces "sociologues de l’immédiat", pour reprendre l’expression de Poulet, au même titre que leurs prédécesseurs ?

En ce sens, les mesures adoptées au lendemain des États généraux de la presse, en janvier 2009, apparaissent bien pour ce qu’elles sont : une dernière chance, pour la presse imprimée, de faire ce qu’on attend d’elle, avec moins d’arrogance, plus d’imagination et une plus grande rigueur professionnelle. À l’évidence indispensable, l’amélioration de la distribution des journaux, la diminution de leurs coûts d’impression et la recapitalisation des groupes de presse ne suffiront pas, à elles seules, à regagner la faveur des lecteurs.

L’enjeu est donc bien l’information, et non les journaux imprimés eux-mêmes. Or l’information coûte cher : qui, demain, financera les enquêtes et les reportages ? Les nouveaux venus, journaux gratuits ou sites Web, sont-ils prêts à prendre le relais, en finançant les enquêtes longues et coûteuses qui furent l’apanage de la presse imprimée pendant un siècle et demi ? Les rubricards, seuls capables de dialoguer d’égal à égal avec les experts ou les personnes les plus concernées par un sujet donné, pourront-ils faire demain dans les médias nés avec Internet ce qu’ils faisaient hier au sein des rédactions des entreprises éditrices de journaux ?

Bernard Poulet en convient : personne, aujourd’hui, n’a la réponse. Constater, sans trop s’en émouvoir, l’inéluctable déclin des journaux n’interdit assurément pas de souligner la menace que ferait peser sur nos sociétés la disparition de ce qu’ils sont censés faire de meilleur : relater les faits ou les évènements de l’actualité, avec autant d’exactitude que possible, les interpréter et les commenter, le cas échéant, avec autant de sincérité que possible. Pour le faire autrement, d’autres médias le feront-ils aussi bien qu’eux ? Pourquoi ce qu’ils ont fait jadis avec Le Petit Journal et le Times, quand ils jetaient les fondations de l’information moderne, les journalistes ne le feraient-ils pas, demain, autrement mais tout aussi bien, et sans doute beaucoup mieux, avec les moyens du numérique ?

Sans tirer bien souvent les conclusions de ses observations, nombreuses, inédites, Bernard Poulet désigne cette menace, sans la nommer, qui est celle de la désinformation, au sens littéral du terme : l’information décline au profit de la rumeur, rétrécissant d’autant l’espace public, ce lieu ou l’on peut débattre, en toute sincérité, avec l’impartialité comme seule exigence, des affaires de la cité et du monde