Des pistes de réflexion intéressantes sur la façon dont se créent les conditions de paix, au prisme de la notion de "sortie de guerre".

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La Première Guerre mondiale apparaît, pour tous les belligérants, comme un bouleversement majeur, qui engendre des difficultés inédites dans les mois qui suivent l’arrêt des hostilités. Dès lors, la signature des armistices, pas plus que la conclusion des traités de paix ne marquent véritablement la fin de ce conflit. Le retour à la Belle Époque s’avère impossible néanmoins chacun des belligérants s’est efforcé de revenir à une situation de paix, à sortir de la guerre. Cet ouvrage s’interroge sur les formes prises par ces sorties de guerre, dans tous les pays engagés dans le conflit.

Stéphane Audoin-Rouzeau et Christophe Prochasson tiennent à différencier la "sortie de guerre" de l’ "après-guerre", ce deuxième terme se limitant à "une perspective d’ordre essentiellement chronologique ". Au contraire, ils insistent sur la nécessité d’étudier le "processus" qui mène de la guerre à la paix, dans toute sa complexité et ses contradictions. Il s’agit donc de s’interroger sur les démobilisations dans chaque État considéré, sur le retour à des conditions politiques, économiques, sociales de paix, aux conséquences à court terme des traités de paix, à commencer par le nouveau tracé des frontières. De grands problèmes sont communs à de nombreux États : comment gérer la démobilisation du pays et le retour des soldats ? Comment revenir à la vie politique et économique d’un temps de paix ? Comment exploiter la victoire, ou accepter la défaite, et où tracer de nouvelles frontières ? Que faire des marques laissées par la guerre, sur les territoires et sur les personnes : violences, deuils, blessures, etc. ?

Mais chaque situation nationale est spécifique et les sorties de guerre ne posent pas les mêmes problèmes partout. Aussi les auteurs ont-il choisi d’étudier chaque pays engagé dans la guerre séparément. En effet, qu’a de commun la France, victorieuse mais meurtrie par l’occupation d’une partie de son territoire pendant quatre ans, avec la Hongrie, pays nouveau, affaibli par la révolution communiste et l’instabilité ministérielle ? L’Angleterre, qui a gagné une guerre en-dehors de son territoire national, avec la jeune république de Weimar, qui doit établir le nouveau régime, tout en ayant à gérer la défaite et les conditions difficiles du traité de Versailles ? Une approche différenciée était donc nécessaire mais elle brouille la notion de sortie de guerre.

Le plan de l’ouvrage rend compte de ces distinctions. Sont d’abord traités les pays vainqueurs, même s’il convient de distinguer ceux qui ont connu la guerre sur leur sol (l’Italie et surtout la France) de ceux qui se sont battus à l’étranger (Grande-Bretagne, États-Unis, Tchécoslovaquie) et pour qui le bilan économique et social est différent. Les contributions suivantes portent sur les États vaincus, héritiers des empires centraux, pour qui il faut à la fois gérer la défaite et construire des États neufs (Allemagne, Autriche, Hongrie). Les parties suivantes sont consacrées aux pays qui ont été occupés (Belgique, Roumanie, Yougoslavie) et aux États pour qui la guerre continue après la fin du premier conflit mondial (URSS, Pologne, Grèce, Turquie).

L’Europe centrale connaît des bouleversements importants. Avant la fin de la conférence de la paix et la signature des traités, de nouveaux États apparaissent, héritiers des empires centraux et qui tentent d’étendre leurs frontières, de manière à peser sur les négociations menées à Paris. Le tracé des nouvelles frontières suscite des conflits, étudiés successivement du point de vue de chaque État. Les deux cartes proposées au début et à la fin de l’ouvrage sont, à cet égard, peu utiles. Elles représentent l’Europe en 1923 et les changements de frontières survenus en Europe de l’Est, entre 1914 et 1923. Mais les figurés sont peu clairs et les tracés des frontières peu lisibles, ce qui en rend la lecture difficile. Par ailleurs, les nombreuses villes et les régions citées dans les différentes contributions ne sont pas localisées, ce qui rend ces textes assez abstraits pour qui n’est pas familier de la géographie de l’Europe centrale.

Dans une dernière partie, Marc Michel, pour la France, et Christopher Hilliard, pour le Royaume-Uni, s’intéressent à l’impact du conflit dans les colonies. La question de la sortie de guerre se pose dans des termes bien différents dans ces espaces. L’Afrique a été un front secondaire, les pays de l’Entente s’emparant rapidement des colonies allemandes, le Togo, le Cameroun, le Rwanda, le Burundi et le Sud-Ouest africain (la Namibie). En revanche, les métropoles ont fait appel aux peuples colonisés, pour qu’ils leur fournissent aussi bien des troupes que de la main-d’œuvre. Mais, contrairement à la Seconde Guerre mondiale, cette participation directe des colonies à l’effort de guerre ne s’est pas accompagnée de revendications indépendantistes, si ce n’est pour les dominions britanniques, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande ou Afrique du Sud, qui bénéficiaient déjà d’une large autonomie.

Le traitement différencié de chaque État s’explique également par des historiographies nationales qui n’ont pas mis l’accent sur les mêmes aspects de la sortie de guerre, ce qui rend d’autant plus complexe cette notion. Tandis qu’en France et en Grande-Bretagne on insistait sur les aspects de la culture de guerre, sur les impacts psychologiques de la guerre, l’influence du deuil, par exemple, les Allemands se sont, quant à eux, penché davantage sur les conséquences de la guerre sur l’émergence du nazisme dans les années 1930 et sur le discrédit qui a frappé la République de Weimar, accusée, dès la fin de la guerre, d’avoir donné un "coup de poignard dans le dos" à l’État en acceptant l’armistice.

Andrew Watchel a choisi, quant à lui, d’aborder la sortie de guerre yougoslave à travers le prisme de la littérature de l’époque et des poètes qui avaient connu le conflit. L’approche a le mérite d’être originale mais elle minore certains aspects sur la formation de l’État yougoslave, sa lutte pour définir ses frontières, l’attitude des gouvernants et des populations face au nécessaire retour à la paix. On ne peut que regretter que les problèmes posés à la fin de la guerre dans un pays neuf comme la Yougoslavie ne soient pas plus creusés. Le caractère multiethnique de cet État aurait ainsi mérité davantage d’attention.

Le Première Guerre mondiale a été la matrice du XXe siècle, comme le rappellent les auteurs. Leur livre invite à réfléchir sur la manière dont les cartes ont été redistribuées immédiatement après la guerre, comment chaque configuration nationale s’est redessinée à l’issue du conflit, pour recréer des conditions de paix originales et inédites. Le concept de "sortie de guerre", ici esquissé, demande donc à être étoffé et mieux défini, pour permettre une approche croisée entre les différents pays qui ont pris part à la guerre

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Christophe Prochasson, 14-18. Retours d'expériences (Tallandier), par Pierre Chancerel.

- Stéphane Audoin-Rouzeau, Gerd Krumeich, Jean Richardot, Cicatrices. La Grande Guerre aujourd'hui (Tallandier), par Pierre Chancerel.

- Jean-Jacques Becker et Gerd Krumeich, La Grande Guerre. Une histoire franco-allemande (Tallandier), par Pierre Chancerel.

- Jay Winter, Entre deuil et mémoire. La Grande Guerre dans l'histoire culturelle de l'Europe (Armand Colin), par Jonathan Ayache.

- Yaël Dagan, La NRF entre guerre et paix (Tallandier), par François Quinton.

- François Bouloc, Les profiteurs de guerre (Complexe), par Pierre Chancerel.

- Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier (dir.), Les socialistes français et la Grande Guerre. Ministres, militants, combattants de la majorité 1914-1918 (Éditions universitaires de Dijon), par Emmanuel Jousse.

- Frédéric Guelton et Gilles Krugler, 1918, L'étrange victoire (Textuel), par Jonathan Ayache.

- Laurent Véray, La Grande Guerre au cinéma. De la gloire à la mémoire (Ramsay), par Nicolas Guérin.