Un livre fait de listes, sur le modèle des formes brèves, qui évoque tour à tour des genres différents tout en demeurant inclassable.

Le nouveau livre de Charles Dantzig est un monstre. Si l’on y reconnaît par endroits des morceaux de genre constitué, comme le récit, le journal ou l’essai, l’ensemble original qu’il produit résiste à la classification.

L’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien offre une forme inédite : elle n’est faite que de listes, de successions de listes, et parfois même de listes de listes. Mais le lecteur est d’emblée prévenu : dresser une liste n’a rien de littéraire en soi. "Liste de courses, liste de comptes, liste de maîtresses ou d’amants (…) Tout le monde dresse des listes."   C’est seulement en poussant à l’extrême les limites de la liste que Charles Dantzig peut prétendre donner à ce genre ses lettres de noblesse : "De Lascaux faisons Picasso."  

La liste plus courte tend vers la maxime, c’est la "Liste vite du vice" : "Le vice plaît parce que c’est quelque chose en plus."  
 
La plus longue, celle de "soixante-deux artistes et de leur art"   constitue à elle seule un petit essai.

Quant aux sujets des listes, ils vont des plus larges aux plus restreints : de la "Liste de l’homme en général"   , à celle, ultra-spécialisée, des "slogans imprimés sur des fanions dans une installation au New Museum de New York lors de son ouverture au printemps 2008"   .    La variété des thèmes abordés est étourdissante, tantôt sérieux ("Liste du beau"), tantôt futiles ("Liste des hommes le plus ridiculement habillés du monde"   ), parfois attendus ("Liste des villes et des capitales"   ) mais plus souvent saugrenus ("Liste des raisons d’ériger une statue à l’inventeur des piscines"   ).

L’auteur joue sans cesse avec la contrainte choisie, dans un exercice de style confinant à la prouesse. Mais là n’est pas la virtuosité ; le plus étonnant est qu’à la lecture, la forme de la liste se fait bien vite oublier. La manie fétichiste du collectionneur, loin d’ennuyer le lecteur, le séduit. Elle n’est plus qu’un prétexte à l’entrée dans un univers intérieur, la visite d’un "paysage mental" fait de voyages, de lectures, de souvenirs.

Ainsi de ces petites vignettes qui font penser à des photos-souvenirs :
"Comme les taxis de Téhéran détestent les mollahs, ces cierges coiffés de kouglofs attendent des quarts d’heure entiers au bord des trottoirs, levant le bras."  
"En province, les mots mettent plus longtemps à mourir. En 2008, on y trouve partout des "snack-bars", mot disparu à Paris. Le mot avait sans doute mis plus de temps à y arriver, aussi."  

De même, le voyage se poursuit dans la littérature et les lectures qui nourrissent l’imaginaire : "Le pays de certains, c’est l’imagination."   . Tout comme dans son précédent Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig raconte ici la petite et la grande histoire des écrivains. En passant, il nous fait découvrir ceux qu’il appelle les "auteurs de ses livres". Entre un portrait de Pascal en "désespéré pressé" et de Proust en "plongeur sous-marin", il sauve de l’oubli un poète mineur, Christofle de Beaujeu, dont le lecteur découvre les vers, mais aussi le visage, grâce à trois reproductions de portraits qui accompagnent le texte.

La réussite de l’ensemble vient donc de la rencontre paradoxale de l’esprit "encyclopédique", qui veut organiser la totalité du réel pour le soumettre aux lois de la raison et du "caprice", qui est l’hapax, l’inclassable, la pure fantaisie. Ainsi de quelques saillies, comme par exemple dans la "Liste des si" : " Si j’étais Mike Tyson, je chercherais un emploi dans la dentelle."

Enfin, l’humour de Dantzig, porté par la pure imagination, pousse souvent jusqu’à l’absurde : "Dans le Village et à Soho, en été, le New-Yorkais va volontiers torse nu. Il met une chemise Midtown, une cravate Uptown et un chapeau Upstate, c’est-à-dire à la campagne. En remontant encore, il enfile une sur-chemise à carreaux, puis un trois-quarts doublé, puis des moufles, puis des raquettes, puis tombe dans le trou que l’Inuit a dessiné pour pêcher le poisson."  

Le livre-monstre, fait d’une succession de listes, a donc inventé son propre genre. Il prouve par là que l’informe est encore une forme.

S’il peut être rapporté à une tradition littéraire, c’est sans doute à celle des formes brèves. Il répond en effet pleinement à une esthétique du fragment, où la beauté vient autant des morceaux de texte que de l’espace, du vide, du "rien", entre eux. Au lecteur d’user de son imagination pour le compléter ou pour adopter à son tour l’attitude de l’auteur, qui semble écrire pour sauver de l’oubli des instants d’éternité