Essai ambitieux et regard aiguisé sur l'œuvre d'Abel Ferrara qui passionnera aussi tous ceux qui s'intéressent à l'esthétique du cinéma.

Un cinéaste du mal ?

Pas question ici de s'attarder sur l'image sulfureuse ou arty d'Abel Ferrara, mais d'examiner en  profondeur son rapport au mal, thème dominant de son œuvre   . Si la question du mal et la lecture baudelairienne s'imposent à qui prend au sérieux l'œuvre du cinéaste new yorkais, le livre de Nicole Brenez en propose une étude complexe, dans une perspective auteuriste et philosophique.
Prenant en compte la totalité des réalisations de Ferrara jusqu'à Mary (2005), y compris ses vidéo-clips, Brenez annonce en introduction qu'elle démontrera trois idées principales   :
- Ferrara s'inscrit dans une filiation qui vient de Rossellini, et passe par Pasolini et Fassbinder. Ce rapprochement ne repose pas tant sur leur rapport au réel que sur leur analyse historique du "mal contemporain"                                                                          - Ferrara, contrairement aux apparences, n'est pas un cinéaste pessimiste, mais fonde son œuvre sur le tragique et des personnages qui incarnent la révolte ou des capacités visionnaires.
- Le travail du metteur en scène, d'un point de vue esthétique, repose sur "l'invention de formes filmiques de l'inadmissible"   , c'est-à-dire qu'il donne corps à ce motif par les aspects tant scénaristiques que formels de ses films.

Brenez elle-même propose plus loin l'image du "metteur en scène en assassin"   , suggérant ainsi que Ferrara  a une vision très réflexive de sa représentation du mal, que son discours est fondamentalement critique et que sa représentation du mal sous toutes ses formes (violence, sexualité, drogue...) ne relève pas  de la complaisance, de l'arbitraire, de la provocation   , mais bien de la "colère"   .

 

Une méthode d'analyse

Certes, l'ouvrage n'est pas d'une lecture facile : fruit d'une longue et minutieuse exploration de l'œuvre du cinéaste, c'est une étude très analytique qui s'adresse d'abord à ceux qui connaissent de près les films de Ferrara. La précision des descriptions et de l'iconographie permettent néanmoins de ne jamais être noyé dans des commentaires pour initiés. En outre, le texte possède des titres denses ou opaques, s'appuie sur une composition complexe (la démonstration annoncée n'y est pas immédiatement lisible) et se construit à partir de ses concepts propres. Ces outils sont ceux que Brenez a présenté comme une méthode d'analyse figurative des films dans De la figure en général et du corps en particulier   , qui commençait notamment à aborder l'œuvre de Ferrara à travers la notion de personnage et le jeu de l'acteur   .
Pour résumer un peu grossièrement cette démarche, disons que Brenez élargit la notion de figure au-delà de la rhétorique et propose d'analyser les films dans leur logique figurative : il s'agit de voir quels principes généraux abstraits (par exemple, la disparition, l'adversité, ici chez Ferrara l'inadmissible) organisent entre eux tous les éléments du film (aussi bien des détails du scénario, que des aspects de mise en scène, en passant par la matérialité de l'image).

 

Visions du monde capitaliste

Au-delà de ces difficultés théoriques immédiates, l'ouvrage récompense amplement les efforts de lecture qu'il demande, car il renouvelle les approches auteuristes des cinéastes en évitant le premier écueil du genre – écueil qu'un sujet comme le mal rendait d'autant plus dangereux –, celui de l'inventaire thématique. Brenez renouvelle aussi sa propre approche en se révélant moins formaliste – ce qui n'est absolument pas une critique par ailleurs – et en s'intéressant notamment à la réflexion de Ferrara sur le monde contemporain et la société capitaliste. Les outils d'analyse esthétique sont systématiquement mis au service de lectures contextualisées de l'œuvre.
Les analyses les plus éclairantes sont de notre point de vue le parallélisme entre la mafia et le capitalisme   et la dimension mabusienne de l'univers de Ferrara   . Ferrara développe une réflexion sur la démocratie, menacée par toutes formes de contre-pouvoirs économiques.
Brenez montre aussi que l'analyse des fonctionnements sociaux et communautaires passe nécessairement par celle de l'individu : sur ce terrain, Ferrara explore en profondeur une crise de l'identité moderne, dans la mesure où ses personnages sont soit "en-deçà" de l'individuation et de l'identité (les Body Snatchers par exemple, ou bien des acteurs fous ou drogués connaissant l'expérience de l'aliénation) ; soit sont "au-delà" en étant des figures de sainteté…   Ferrara s'interroge ainsi sur l'individu en tant que "principe de résistance"   et sur la disparition de l'humain.

 

De la religion à l'image

S'appuyant notamment sur Walter Benjamin, Brenez montre aussi les liens du capitalisme avec la religion. Derrière l'iconographie religieuse très présente chez le cinéaste, ce n'est pas une forme de mysticisme que révèle l'ouvrage, mais une réflexion sur l'image et les représentations. Brenez affirme   que "le christianisme intéresse structurellement le cinéma [...] dans sa puissance figurative." C'est parce qu'elle repose sur des notions comme l'incarnation, sur des objets pris à la fois dans leur sens littéral et figuré, parce qu'elle est un ensemble de représentations que la religion catholique en particulier est si présente chez Ferrara. Là encore, l'approche de Brenez n'est pas thématique, mais "corporelle" pourrait-on dire. L'acteur – pilier du cinéma de Ferrara comme de celui d'une autre grande figure tutélaire qui traverse beaucoup l'ouvrage, John Cassavetes   – est lui aussi confronté à un processus d'incarnation – ou de désincarnation dans les cas qui intéressent le plus Brenez. Il convient donc de relier la place de la religion à la définition que propose Brenez du cinéma comme "somatisation"   , c'est-à-dire comme invention physique, comme "traduction de phénomènes psychiques, politiques et économiques en termes corporels". C'est aussi cette conception du cinéma qui justifie d'en examiner la logique figurative, c'est-à-dire de repérer ces éléments corporels et de comprendre à partir d'eux ces phénomènes plus abstraits.

 

L'image manquante

Un sujet récurrent du livre, et en particulier dès qu'il est question de The Blackout, est ainsi une interrogation sur l'image manquante. Si Ferrara montre beaucoup de choses, s'il représente le mal, Brenez évoque aussi tout ce que, précisément, il ne montre pas. Un film comme The Blackout est construit autour d'images impossibles, dérivées. Ainsi, Brenez examine avec minutie la façon dont la fin de ce film est une réécriture de celle de A Star is born de Cukor   . Et la fin de l'ouvrage reprend des définitions de l'image autour de la question de la modernité   . Ainsi, opposant image classique et image moderne, Brenez peut sembler reprendre des distinctions formulées par Deleuze dans L'image-mouvement et L'Image-temps, d'autant plus que son analyse de The Black-Out révèle en grande partie comment la mise en scène incarne des processus psychiques, ce que Deleuze avait formulé à propos de films comme Je t'aime, je t'aime de Resnais, dans un autre registre, dont le montage reproduit les heurts du cerveau humain.
Mais plus précisément, l'avènement de la modernité chez Deleuze correspond à la perte du lien entre les images et au règne de l'intervalle. Brenez montre de son côté comment Ferrara, dans son approche résolument moderne de la discontinuité, explore plutôt la question du lien entre les images. Si la modernité se caractérise indéniablement par une fragmentation, une isolation et une dissolution du plan, la mise en scène de Ferrara cherche des nœuds, des mises en rapport qui correspondent à une quête de l'absence

 

* À lire également :
- une autre recension de l'ouvrage sur le site de la Bibliothèque du film.