Torture and Democracy (Princeton University Press, 2007) de Darius Rejali est sans doute la somme la plus complète sur l’histoire des techniques modernes de torture qu’il nous soit donné de lire. S’inscrivant avec force dans le débat américain sur les usages de la torture dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, ce livre montre que la torture n’est pas accidentelle dans les régimes démocratiques. Au contraire, on peut y tracer une généalogie de techniques spécifiques qui, laissant un minimum de marques visibles, sont adaptées au contexte de la vigilance citoyenne (public monitoring) caractéristique des régimes démocratiques. Ainsi les techniques utilisant l’eau, des positions contraignantes, mais surtout l’électricité révèlent la capacité d’innovation des démocraties, où ces formes de torture sont apparues et se sont diffusées. Pourtant, le succès de ces innovations repose largement, selon Darius Rejali, sur l’oubli de leur inefficacité à assurer l’ordre ou la sécurité.


nonfiction.fr : Dans Torture and Democracy, vous expliquez que les démocraties n’ont pas aboli la torture mais l’ont plutôt modifiée. Pourquoi selon vous la torture persiste dans les régimes démocratiques ?

Darius Rejali : Il y a l’offre et la demande. Du côté de la demande, la première chose à laquelle on pense c’est la sûreté nationale, mais cela ne rend compte que d’un tiers des cas : les cas de terrorisme ou de menace sur la sécurité de l’État. Il y a en fait d’autres raisons qui expliquent la persistance de la torture dans les régimes démocratiques. Par exemple lorsque le système judiciaire accorde une place prépondérante aux aveux. On observe souvent que lorsque les juges et les jurés attendent des aveux, la police va alors les fournir par n’importe quel moyen. Cela est caractéristique de certains pays, au Japon par exemple où 86 % des affaires sont résolues par des aveux. De toute évidence, dans ce système la torture apparaît pour d’autres raisons que celles de la sûreté nationale.

Un autre mode d’émergence de la torture est l’arrangement local – entre la police et les classes possédantes. La police maintient l’ordre dans la rue, torture et emprisonne les gens sur des aveux forcés, tandis que les classes possédantes détournent les yeux. Cela était très courant à Chicago entre les années 1970 et 1990. On observe la même chose de façon courante à Johannesburg, en Russie, à Mexico. C’est un arrangement local, non pas national.

Enfin, quand les soldats reviennent de guerres à l’étranger, ils rapportent avec eux – si la guerre impliquait des pratiques de torture –  des techniques qui vont se diffuser : typiquement, ils intègrent la police de leur pays, avec leurs méthodes de maintien de l’ordre et le cas échéant des techniques de torture. Un des traits caractéristiques des relations entre torture et démocratie est que si une démocratie est engagée dans une guerre et pratique la torture, dans les vingt années suivantes ces pratiques de torture réapparaissent au sein de l’économie politique domestique du pays.

nonfiction.fr : Vous avez insisté sur l’importance de la confession comme produisant un effet de "demande" pour la torture. En même temps, dans votre livre, vous montrez que la torture n’est pas un moyen efficace pour obtenir des informations fiables. Est-elle alors un outil d’intimidation ?

Darius Rejali : Le rôle principal de la torture est d’augmenter l’insécurité. Ce n’est pas simplement une question d’intimidation. La torture est le plus souvent utilisée pour compromettre l’individu. Imaginez que vous êtes arrêté, et pour éviter la torture, ou parce que vous avez été torturé, vous signez une déclaration avouant un crime impardonnable qui vous jetterait en prison ; et le policier dirait : "il n’est pas nécessaire de faire cela, je vais vous laisser libre, parce que nous savons que vous n’êtes pas méchant, mais de temps en temps je vais venir vous demander des informations".

 

 

C’est ainsi que la torture était pratiquée en Iran, où j’ai grandi. La torture était utilisée pour sur des individus isolés, et les rendait de plus en plus dépendants de l’État par cette insécurité : d’un côté, l’individu avait peur d’être soumis à la torture s’il ne coopérait pas ; de l’autre, tout le monde se sentait en insécurité ne sachant pas qui était un informateur. Tout le monde était en situation d’insécurité, car personne ne savait si l’autre était aussi un informateur. Dans beaucoup de pays, et en premier lieu dans les Etats autoritaires, la torture est utilisée comme une méthode pour augmenter l’insécurité, et intimider tout le monde. 

nonfiction.fr : Votre réflexion sur la torture prend une dimension toute particulière en France avec le débat actuel sur les Tasers, pistolet électrique incapacitant dont vous avez retracé l’histoire en détail dans votre livre. En France, ceux qui défendent l’usage par la police de cette arme non léthale considèrent qu’on peut prévenir les abus en équipant les Tasers de caméras. Pensez-vous que cela suffit à assurer un contrôle efficace?

Darius Rejali : Il y a toujours un risque de torture, mais dans une démocratie le principe de base concernant l’usage des armes par la police est que la police n’utilise pas plus de force que nécessaire. Hitler ne s’est jamais préoccupé de savoir si sa police utilisait plus ou moins de force que nécessaire. Dans une démocratie en revanche on attend de la police qu’elle soit précise, et puisse rendre compte devant un tiers. Dans beaucoup de cas, avec les armes non léthales, cela est possible : on peut dire quand une balle en caoutchouc a été tirée, quand on a utilisé des gaz lacrymogènes.

Le problème avec le Taser est qu’on ne peut pas savoir s’il a été utilisé. Équiper les Tasers de caméras c’est consentir au contrôle par un tiers, en reconnaître l’importance. Le problème est que si un Taser était utilisé pour un crime, la première chose que le policier ferait serait de la briser de sorte qu’il serait impossible d’enregistrer la scène. Le système d’évaluation de l’usage des Tasers repose sur la manière dont on traite les données, et sur la mécanique des Tasers, qui sont en réalité des instruments fragiles. Donc dans la plupart des cas, lorsque les policiers utilisent en toute légalité les Tasers, les caméras le montrent, mais dans les cas contraires on a besoin d’autres manières d’assurer un contrôle par un tiers. Si ce contrôle ne peut être assuré, alors il y a un risque majeur de torture, quelle que soit la politique de l’État

 

* Darius Rejali, Torture and Democracy (Princeton University Press, 2007).

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l'injustifiable (La Découverte), par Dorothée David.

- Entretien avec Michel Terestchenko. Cet entretien est en quatre parties.

- Les vidéos de l'entretien