Un ouvrage indispensable pour qui veut se plonger dans le parcours du cinéaste Nanni Moretti, mais qui malheureusement n'offre pas toutes les clefs d'un échange d'une telle ampleur.

Un cinéma à la première personne

Nanni Moretti est un auteur qui depuis son premier long métrage, Je suis un autarcique, en 1976, ne cesse de questionner la société italienne au travers du prisme autobiographique d'une auto-fiction distanciée. Qu'il s'agisse du personnage de son double cinématographique Michele Apicella, de la mise en scène de sa propre vie dans Aprile ou bien même de l'étonnante incarnation de Berlusconi dans le finale du Caïman : tous les personnages interprétés par Moretti dans ses films se révèlent indissociables de la personnalité du cinéaste qui les incarne. Il est donc difficile pour qui connaît bien l'œuvre du réalisateur de ne pas également connaître nombre des événements et des questionnements qui jalonnent son existence depuis maintenant plus de trente ans.

C'est pourquoi en dépit des nombreux (et passionnants) documents inédits qu'il contient et de sa rigoureuse approche chronologique, cet ouvrage, Entretiens avec Nanni Moretti, publié à l'occasion de la rétrospective organisée à Locarno en 2008, ne constitue qu'une demi réussite éditoriale. En effet, s'il s'impose comme un outil de référence idéal pour tout ce qui concerne les relations de Moretti avec ses collaborateurs, son activité de producteur ou bien encore son engagement politique au sein de la vie publique italienne (et notamment le mouvement des girotondi qu'il a initié en 2002), cette exhaustivité biographique se fait au détriment de la part la plus souterraine - car la moins revendiquée - du travail du réalisateur.

Là où précisément l'enjeu de ces entretiens aurait dû être pour les deux auteurs Carlo Chatrian   et Eugenio Renzi   de replacer le cinéma de Moretti dans une perspective critique en cherchant à "dévoiler" ses partis pris et ses influences artistiques, on n'apprend ici que très peu de choses sur les rapports qu'entretient le cinéaste avec l'histoire du cinéma et avec la forme cinématographique en général. S'il confesse avoir un rapport privilégié avec la salle de cinéma, Moretti parle plus souvent de ses "collègues" de travail que sont Daniele Luchetti, Carlo Mazzacurati et Mimmo Calopresti que de Fellini ou de Jean-Luc Godard. Par ailleurs, aucune analyse précise de séquence comparable à ce qui a fait la réussite du Hitchcock/Truffaut ne vient éclairer la démarche du cinéaste ; ses choix de mise en scène restant cantonnés au fil de la conversation à des partis pris purement subjectifs, voire à des anecdotes biographiques non dénuées d'intérêt mais sans fondement esthétique.

Moretti, maître de la parole

Cette omission critique trouve une part de son origine dans le caractère trop policé de l'échange ainsi que dans le trop grand respect des auteurs à l'égard de leur interlocuteur. Un livre d'entretiens gagne souvent à oser porter la contradiction pour mettre à jour la pensée et la sensibilité de son objet d'études. Or, dans le cas présent, aucun des deux critiques ne parvient à ébranler la forteresse intellectuelle d'un cinéaste dont Mimmo Calopresti dit : "Les gens qui travaillent avec lui, particulièrement en ce moment, doivent avoir le courage de l'affronter, parce que Nanni aime les personnes libres et sûres d'elles"   .

N'insistant presque jamais lorsqu'ils ne parviennent pas à obtenir de réponses satisfaisantes à leurs questions, les deux journalistes laissent - de fait - Moretti diriger l'entretien comme il l'entend. C'est-à-dire loin de toute polémique esthétique et de toute percée dans le domaine de la sensibilité. Se voulant "irréprochable" dans ses réponses, Nanni Moretti sait en effet parfaitement être tout à la fois précis dans le détail des événements et empêcher toute échappée interprétative, comparative ou introspective relative à ses films. Ce qui a pour conséquence fâcheuse la quasi disparition de toute confrontation artistique et l'étonnante éclipse de la question du goût   au sein de l'ouvrage.



A contrario de cette indéniable frustration, il faut reconnaître que ces entretiens dessinent un portrait assez précis de l'auteur de Journal intime : perfectionniste, désireux de contrôler toutes les étapes du processus de création cinématographique, tout aussi sûr de lui qu'absolument conscient de ses faiblesses, intègre (ses rapports au pouvoir politique et médiatique restent irréprochables en dépit de sa notoriété), assurément humain mais également pudique et orgueilleux, incapable de se défaire de l'idée qu'il se fait de lui-même. À l'image de ses personnages taraudés par le sens des mots (on se souvient de l'altercation de Michele avec la journaliste dans Palombella Rosa), Moretti fait de la maîtrise de la parole un tel enjeu qu'il semble préférer garder son quant à soi plutôt que de prendre le risque de l'imprécision.

Les nombreux textes et témoignages que contient en appendice ce livre attestent de ce manque de spontanéité : "Malgré l'effort, Moretti semble toujours garder le contrôle de son propos et du vocabulaire employé" (C. Chatrian, p:17 dans son préambule aux entretiens). Plus loin, le même : "Moretti a tendance à répondre en se mettant à la place de son moi passé, évitant toute interprétation a posteriori". Corollaire d'une exigence qui fait également sa spécificité et sa force : "C'est le premier cinéaste que j'ai connu qui travaille contre le film qu'il veut faire. Je pense que c'est sa méthode… Il pose continuellement la question : mais pourquoi devrions-nous faire ce film? C'est cette question extrêmement pénible que chaque cinéaste devrait se poser." (Francesco Piccolo, scénariste du Caïman, p:238).

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le partie la plus originale et intéressante du livre est justement constituée de ces témoignages annexes, points de vue portés par ses collaborateurs (chef opérateur, scénaristes, musicien, producteur, comédiens) sur la personne de Moretti. Libérés du regard et de la parole du maître, de son mode de pensée déconstructeur, ils offrent en définitive un portrait de Moretti plus riche que celui que ce dernier laisse transparaître dans le corps de l'entretien. Et éclairent le mode de fonctionnement d'un cinéaste dont la pensée et la créativité ne peuvent éclore que dans un rapport conflictuel aux autres, bien loin de l'admiration - légitime mais quelque peu aliénante - qui anime les auteurs de cet ouvrage