Une relecture de Péguy, Bernanos et Claudel qui met en évidence une vision du monde susceptible d'apporter quelques éclairages sur notre époque.

Dans son dernier ouvrage L’argent, Dieu et le Diable, Jacques Julliard raconte l’histoire, à travers leurs écrits, de trois écrivains catholiques engagés dans le XXe siècle. Par le truchement de la lettre, il s’agit aussi de venir parler de Dieu. Ce n’est pas le sujet qui peut surprendre de la part de l’historien Julliard, qui a déjà écrit sur le syndicalisme, les élites, ou encore la France, c’est plutôt l’originalité dans l’art et la manière. Par sa plume, Jacques Julliard démontre comment ces trois auteurs qui lui parlent de lui peuvent aussi nous parler de nous.


Les trois auteurs

Georges Bernanos a été membre de l’Action française, combattant de la Première Guerre mondiale, résistant pendant la Deuxième Guerre mondiale, exilé au Brésil et est mort à Paris en 1948. Il témoigne dans ses écrits des notions de péchés de l’humanité, de puissance du malin et du secours de la grâce… Il exalte l’esprit de liberté dans une époque dominée par l’industrialisme et la vision prométhéenne.

De Charles Péguy, on pourra retenir qu’il était socialiste et dreyfusard, anticlérical revenu au catholicisme en 1908, mystique et critique de la modernité, mort au combat en 1914. Il déroule une œuvre dans laquelle la recherche de la vérité est plus importante que la fidélité – il refuse la politique des politiciens –, porteuse du sentiment d’un monde désenchanté. Jacques Julliard dit y avoir compris l’incarnation comme mystère chrétien, mais bien plus, comme mystère humain. Pourtant nous dit l’auteur, le Péguy tardif fait preuve d’un profond pessimisme tandis qu’il dit adieu à une politique désertée par le spirituel qui sonne justement comme l’échec de l’incarnation. Il y a ici du tragique, qu’incarne son passage d’une jeunesse internationaliste et socialiste à une vieillesse nationaliste.

Paul Claudel, homme de lettres et diplomate français, mort en 1955, est connu notamment pour sa conversion au catholicisme à la suite d’une illumination près du deuxième pilier de la cathédrale de Notre-Dame de Paris en 1886. Son écriture poétique est intimement liée à ses conceptions religieuses. Il promeut pour sa part une vision symbolique du monde en lien avec un ordre catholique et universel. Il est profondément hostile au communisme, ce qui sera une ligne de constance de son parcours. Il passera d’une jeunesse nationaliste et antisémite à une vieillesse européenne et philosémite. Il a une vision extrêmement écologique de lien entre l’homme et l’animal. L’homme sans l’animal est dédivinisé, déshumanisé, abêti.

L’univers politique de Claudel se répartit entre l’animus et l’anima. L’anima correspond à la politique rêvée, conforme à la vérité des choses – la politique chrétienne, la cité de Dieu de Saint-Augustin – et tente de répondre à la question : "Que faut-il faire ?" L’animus renvoie à la politique profane, tirée des circonstances, la cité des hommes, réponse à la question : "Que peut-on faire ?" Dans la carrière de Claudel, l’animus prend le dessus. À l’opposé de Péguy, Claudel transfigure la politique telle qu’elle est dans la réalité en une forme de mystique tout en refusant de demander à la politique plus qu’elle ne peut en donner : le faire serait tenter l’impossible, voire le diable. Il faut voir dans la posture de Claudel, ambassadeur se concevant aussi sans aucun doute comme un représentant des intérêts commerciaux du pays, une attitude plus optimiste et plus moderne.




Le choix de Julliard

Jacques Julliard tente de transmettre la substance des trois auteurs, c'est-à-dire la chair de leur lettre. La tentative a ceci de réussie qu’elle donne envie de lire, de lire par exemple le Soulier de Satin de Claudel, La France contre les Robots de Bernanos, Ève de Péguy, et bien d’autres encore, tant sont riches les mentions et citations proposées. Le lecteur découvre ainsi des indications sur la meilleure manière d’entrer dans le monde d’Ève : il faut avoir dans son enfance psalmodié les litanies de la vierge. Ce sont des auteurs qu’il faut apparemment arriver à "sentir" : voilà des indications bien intrigantes !

Jacques Julliard puise dans la critique faite à leur temps par ces trois auteurs une critique de notre époque actuelle et convainc dans son entreprise d’exhumation de thématiques utiles à éclairer notre monde comme par exemple l’écologie. Il adhère à la critique péguyste de l’argent sur la mercantilisation du monde, en reconnait dans le combat des altermondialistes des antécédents chrétiens. Ce qui transparaît alors, c’est la permanence d’une posture philosophique et intellectuelle de distance vis-à-vis du tumulte que l’auteur vient ici perpétuer. Il confie que ces auteurs lui ont apporté des outils d’émancipation intellectuelle, de distance vis-à-vis de son temps et vis-à-vis de lui-même. Dans les notions, concepts et valeurs mises en exergue - la vérité, la France, la nature, le mystère humain, le symbole - il y a aussi un Julliard qui parle ; un auteur qui va aussi chercher chez Mallarmé, Verhaeren et Baudelaire une définition de ce qu’est le monde : "un texte qui nous parle", "un sublimé de sensations qui font correspondances", bref, "le transport de l’esprit et des sens".

La croyance des auteurs reste difficilement à cerner : peut-être d’ailleurs que les auteurs ont peiné à en transmettre quelque chose et que Jacques Julliard lui-même n’a pas réussi à trouver le matériau prompt à éclaircir cette question. Ce n’était d’ailleurs peut-être pas son objet, son livre portant d’abord sur l’histoire politique même s’il se teinte ici avec succès d’une coloration fortement littéraire. La dimension de mysticisme de ces auteurs, la recherche spirituelle et le rôle de cette recherche pour ces hommes engagés restent peu développés, et, partant, risquent de ne pas pouvoir être véritablement audibles en ce XXIe siècle. Le titre semble annoncer qu’il s’agira de Dieu, du Diable et de l’argent. Mais peut-être s'agit-il plutôt de Dieu et de désir, c'est-à-dire d’homme désirant et de désir de Dieu. L’auteur, à l’instar des trois auteurs sur lesquels il s’appuie, fustige un Diable-argent qui fait écran au Dieu-désir. C’est là le croisement de la chair et de la croyance qui a été un peu contourné, comme perdu en route.

La continuation de cet article serait peut-être la relecture de Bernanos comme le fait la poétesse et psychanalyste Esther Tellermann dans son article "l’Esprit d’Enfance"   . À partir du Journal d’un curé de campagne, elle trace les contours d’une analyse lacanienne du mysticisme où il s’agirait, avec la passion du sacrifice, de venir se faire jouissance de l’Autre, de Dieu. Cette clef de lecture psychanalytique vient éclairer autrement le tournant mystique des intellectuels du début du XXe siècle, dont on pourra se demander dans une perspective diachronique s’il est toujours d’actualité, comme tente de le démontrer avec conviction ou nostalgie Jacques Julliard   .



"Notre socialisme était profondément chrétien"

Ce qui resurgit dans ce que relève Julliard à propos de ces trois auteurs, c’est la marginalité subie et voulue, ainsi que la résistance à la contrainte extérieure. Tous trois sont embarqués dans le siècle mais pas embrigadés, et s’inscrivent dans un mouvement de renouveau catholique. Ces trois auteurs sont en permanence "hors d’eux", qu’il s’agisse d’attitudes contemplatives ou de postures d’indignations. Ce sont trois auteurs qui parlent de la France et de leur rapport à la France, avec une vision charnelle et incarnée, ce qui semble aujourd’hui passé de mode. Ils écrivent leur œuvre à une époque où l’argent est en passe de dynamiter les trois éthiques traditionnelles : le système aristocratique et l’honneur, le système chrétien et la charité, le système socialiste et la solidarité, autant de valeurs qui ont comme point commun le rejet de la mercantilité. Leur marginalité se justifie par une mise à l’écart vis-à-vis du monde moderne flanqué de ses deux piliers, la technique et l’argent. Il s’agit pour eux de dénoncer la cupidité.

Julliard démontre que ces auteurs antimodernes se transforment en post-modernes. "Alors que l’insignifiance nous submerge, leurs prophéties deviennent futuristes" dit l’auteur. Il démontre comment "ces magiciens du verbe se sont remis à nous parler", pour emprunter la phrase "notre socialisme était profondément chrétien" à Notre jeunesse de Péguy   .

Jacques Julliard, avec cet essai, remet au goût du jour la question du charnel en politique et du désir, du rapport à l’Autre, posant la question de ce qui peut mouvoir une réflexion. Voilà un sujet parfaitement d’actualité pour le socialisme à l’heure où il ne sait plus où il en est