Un ouvrage stimulant qui bat en brèche les idées reçues sur l'être spectateur et débusque leurs niches jusque dans les idéologies artistiques les plus neuves.

Avec Le maître ignorant, Jacques Rancière avait posé les bases de sa théorie de l'émancipation et explicité les travers de la méthode pédagogique, vue comme l'entretien d'une séparation infranchissable, d'un "gouffre radical" entre ignorants et savants. Le maître, celui qui sait, sait aussi que l'élève ne sait pas ; il connaît la distance qui sépare le savoir de l'élève du sien.

En lui divulguant une chose après l'autre, il le maintient dans une certaine ignorance. Rancière, à la suite de Jacotot, y oppose l'émancipation intellectuelle, celle qui considère la distance entre savoir et ignorance non plus comme un mal à abolir, mais comme un préalable à toute communication de l'un à l'autre. L'apprentissage par émancipation est donc un parcours fait d'écarts, de savoir en savoir, et non la tentative de combler un gouffre entre ignorance et savoir.

Il en explore dans Le spectateur émancipé les conséquences dans le champ de l'esthétique, et pose des questions à la théorie de l'art, en particulier du théâtre et des arts de l'image : qu'est-ce qu'un art politique, ou une politique de l'art ? Comment définir la pensée d'une image ? La critique militante de la société marchande peut-elle être autre chose que nostalgie d'un temps révolutionnaire ou remise en cause de la démocratie ? Il se fixe pour ambition de proposer un "écart radical à l'égard des présuppositions théoriques et politiques qui soutiennent encore, même sous forme post-moderne, l'essentiel du débat sur le théâtre, la performance et le spectateur"   .

La face active du spectateur

Le théâtre est affaire d'action. Mais cette action est celle des personnages, ou celle des acteurs ; ce sont leurs affects, les événements auxquels ils sont soumis, les péripéties dans lesquelles ils sont engagés qui font le spectacle que nous, spectateurs, regardons. Et les spectateurs sont, en face, par essence, inactifs. Ils regardent et écoutent, ils n'agissent pas.

Jacques Rancière commence par montrer comment les plus grands réformateurs du théâtre ont développé leur pratique à partir de cette constatation, originellement formulée par les détracteurs du théâtre, à commencer par Platon. Le théâtre de Brecht ou celui d'Artaud, ainsi que tout ce qui s'en réclame ou s'en inspire, partent de la même supposition : le spectateur est passif, mou, il faut le sortir de là. Soit en l'obligeant à réfléchir, à enquêter sur ce qu'il voit (Brecht), soit en l'intégrant dans la danse, en abolissant la distance qui le sépare des acteurs. Ainsi ces deux courants tendraient à la même chose : supprimer le spectateur, et donc le théâtre. Ainsi, "le théâtre se donne comme une médiation tendue vers sa propre suppression"   .



À partir de là, Rancière remarque que ces présupposés sont proches de ceux qui régissent les rapports entre ignorant et savant, dans une optique pédagogique. Même si les artistes sur scène ne savent pas vers où faire bouger le spectateur, ils se font un devoir de le faire bouger, nous dit Rancière. "Pourquoi identifier regard [et plus loin : écoute] et passivité (...) ? Ces oppositions - regarder/savoir, apparence/réalité, activité/passivité - sont tout autre chose que des oppositions logiques entre termes bien définis. Elles définissent proprement un partage du sensible, une distribution a priori des positions et des capacités et incapacités attachées à ces positions. Elles sont des allégories incarnées de l'inégalité."   . Ce qui est remis en cause, en rompant les liens logiques entre spectateur et passivité, c'est l'idée d'une transmission continue de la scène à la salle. Il n'y a pas rien dans le spectacle que le spectateur est chargé de découvrir, et dont les artistes sont les agents, mais il existe un troisième élément, que le spectateur découvre hors de la performance. Il est de ce point de vue créateur, à égalité avec l'auteur et les acteurs.

Un simple avant-goût


Toutes ces réflexions ne constituent que l'avant-propos de ce livre, dont les ramifications vont au-delà du champ du théâtre. Du reste bien des propositions et des réflexions que le philosophe livre ici ont été faites, autrement, dans d'autres disciplines. Citons par exemple le travail de Marie-Madeleine Mervant-Roux   , qui tente, entre autre, de donner une matière sensible à la création de la communauté de spectateurs dans le temps de la représentation, et qui en tout cas revient largement sur le présupposé qui lie spectateur et passivité. Les sciences cognitives explorent également depuis une dizaine d'années les propriétés étonnantes d'une bande de neurones du cortex pré-moteur (impliqué dans la préparation d'une action) qui réagit à l'observation d'un mouvement   . Et c'est bien sûr depuis bien plus longtemps, comme l'a fait remarquer Peter Brook, que les praticiens du théâtre, pédagogues, acteurs, metteurs en scène, utilisent quotidiennement cette propriété du "voir c'est faire" pour apprendre les uns des autres et enrichir leur art.

Toute la force de cette base théorique se développe donc dans les chapitres suivants, qui d'ailleurs ne parlent presque plus de théâtre, mais souvent d'image, d'art et d'esthétique. L'esthétique comme rupture, comme dissensus, comme un écart entre le connu et l'étranger, qui "fend l'unité du donné et l'évidence du visible pour dessiner une nouvelle topographie du possible"   . La question de l'art politique se pose bien autrement quand aucun continuum ne lie les parties en présence. Les lignes de la critique de la représentation, qui se mort la queue sans arrêt, se déplacent également. Déplacer les lignes, créer des écarts, c'est tout ce que Rancière cherche à faire ; en bon "maître ignorant", il voyage au sein des domaines de la pensée (politique, esthétique, critique d'art...) et les juxtapose, mettant en lumière des structures communes à première vue peu évidentes. L'ouvrage est ainsi un peu impressionniste, le tout échappe à la perception claire, aucun grand projet n'est défini, le lecteur y comprend quelque chose qui n'est peut-être pas dit, mais il s'émancipe. C'est une véritable "poétique du savoir"