Une approche de Balzac comme proto-sociologue décrivant les "champs" de la sexualité dans la France des années 1830.

"Les héros pervers de Balzac ont, je crois, tourné la tête à bien des gens. La frêle génération qui s’agite maintenant autour du pouvoir et de la renommée a puisé, dans ses lectures, l’adoration bête d’une certaine immoralité bourgeoise à quoi elle s’efforce d’atteindre. J’ai eu des confidences à ce sujet. Ce n’est plus Werther ou Saint-Preux que l’on veut être, mais Rastignac ou Lucien de Rubempré." Ce constat, c’est Gustave Flaubert qui le fait, confiant alors ses atermoiements à Louise Colet. Trente ans plus tard, les mœurs auraient-elles donc changé, nos héros romantiques seraient-ils passés de mode au profit d’un type de pervers promis à une belle destinée ? L’antimodernisme de Flaubert est fécond, il est un moyen détourné d’entrer dans l’œuvre de Balzac, somme romanesque parcourue de "ratés de la famille", héros-malgré-eux dont l’ambiguïté sexuelle constitue le sujet même du dernier ouvrage de Michael Lucey.

Comme le suggère le sous-titre ("Balzac et les formes sociales de la sexualité"), l’essai de Lucey entend favoriser un angle sociologique dans l’étude de l’œuvre balzacienne. Balzac ne doit plus seulement être considéré comme un écrivain mais aussi et surtout comme un père fondateur des sciences sociales, une sorte de proto-sociologue à même de décrire les "champs" de la sexualité dans la France des années 1830. Notons d’emblée que l’analyse de Lucey se place sous le haut patronage de Bourdieu  et la thèse selon laquelle les penchants sexuels des individus seraient nécessairement déterminés par leur position dans l’échiquier sociétal doit beaucoup aux éclairages de l’auteur de La Distinction. Empruntant ses concepts d’habitus et d’hexis, Michael Lucey s’attache à mettre en valeur les "composantes sociales et historiques des sentiments et de l’affectivité". Selon lui, "les romans de Balzac ne cessent de réfléchir sur les contingences historiques et matérielles qui surdéterminent le sentiment familial, le genre et la sexualité". Dépassant les études purement psychanalytiques des sexualités balzaciennes, l’auteur privilégie donc une approche sociologique.

L’époque de la Restauration – telle qu’elle apparaît dans l’œuvre de Balzac – voit l’émergence de ce qu’on pourrait nommer la "famille alternative". La "norme hétérosexuelle" s’établissant, toute forme de variante tend alors à prendre la forme d’une hérésie. Lucey expose avec brio le rôle du Code civil dans cette "construction idéologique de la famille hétérosexuelle". Les "familles sans nom", pour reprendre un titre de Bourdieu, voient le jour autour des années 1830 sans qu’aucune étiquette n’opère encore une distinction précise. Aux confins des pratiques hétérosexuelles flotte donc une kyrielle de manières affectives instables. Ce flottement des normes de sexualité renvoie sans doute à la nostalgie éprouvée par Balzac pour les  modèles pré-révolutionnaires. Pour autant, cette méfiance du romancier à l’égard de la modernité n’en fait pas un partisan de l’alternative sexuelle. À cet égard, Michael Lucey semble gêné aux entournures par certaines déclarations du Balzac de la préface de Pierrette. Explicitant son point de vue sur "ceux qui ne se marient pas", le romancier avoue une "haine profonde contre tout être improductif, contre les célibataires, les vieilles filles et les vieux garçons, ces bourdons de la ruche". Cette "violence symbolique", même teintée d’ironie ou d’humour, empêche le lecteur de voir en Balzac un véritable devancier de la sociologie.      


Mais qu’importe au fond l’opinion profonde de Balzac au sujet des célibataires, homosexuels et autres improductifs. L’intérêt de l’ouvrage de Michael Lucey se situe ailleurs, dans la relecture de la Comédie humaine, un exercice à visée polémique comme le souligne la vigueur du débat qui oppose l’essayiste américain à certains spécialistes de l’Hexagone. Concernant la sexualité de Balzac tout autant que celle de ses personnages, Lucey conteste une vision hétérosexiste qui dominerait dans les études critiques traditionnelles. Pierre Barbéris et Pierre Citron sont dans la ligne de mire : "L’hétérosexisme évident de Barbéris soutient un discours de pathologisation de l’homosexualité qui empêche toute approche historique adéquate des romans de Balzac et de l’intérêt qu’ils portent aux relations homosexuelles." "L’approche historique adéquate" consisterait à refuser les étiquettes normatives héritées de notre époque. À l’époque de Balzac, les catégories sexuelles sont encore floues et, en ce sens, Lucey a raison de rappeler le caractère "deshistorisant" des remarques d’un Citron ou d’un Robb. Peut-on pour autant rejoindre l’auteur lorsqu’il qualifie d’"homophobe" la vision de ces critiques ? À l’évidence, le préjugé hétérosexuel qui prévaut dans leurs analyses ne fait pas d’eux des partisans d’une "idéologie homophobe".

L’ouvrage de Michael Lucey propose par ailleurs un examen exhaustif des situations socio-affectives des personnages balzaciens, des types reconnus (Vautrin, Rubempré, le cousin Pons, la cousine Bette) aux figures plus marginales (Paquita dans La Fille aux yeux d’or notamment). S’appuyant sur des analyses textuelles tout autant que contextuelles, l’auteur définit les contours d’une sexualité "quasi illisible" des cousins Pons et Bette, brosse le portrait d’un "paria sexuel" en la personne de Vautrin, et met en évidence les stratégies rhétoriques consistant à "reconnaître de manière générale l’existence des relations sexuelles entre personnes de même sexe tout en maintenant l’incertitude sur leur réalité effective". On reconnait alors l’importance de l’écriture dans ce jeu de voilement/dévoilement, les relations de même sexe n’étant évoquées qu’à mots couverts, "par la pratique de la semi-censure, de l’euphémisation ou de l’insinuation". Quittant l’enjeu purement rhétorique, Lucey analyse la manière dont ces "ratés" construisent un univers alternatif en réaction au milieu dominant, "ceux qui sont exclus des structures normatives [créant alors] leurs propres structures".

Si Balzac en tant que tel intéresse Michael Lucey, il semble que son propos dépasse largement l’analyse du personnel ambigu de la Comédie humaine. En épilogue, l’essayiste rappelle à ce titre un propos de Montesquiou à l’adresse de Proust : "Vous voulez élargir le champ de la littérature, et lui ouvrir l’immense espace de l’inversion qui, jusqu’à ce jour, était soumis à l’embargo et peut fournir des œuvres périlleuses et belles." Balzac, en éclaireur de la modernité, propose déjà en son temps une ouverture du "champ de la littérature" et donne une voix aux formes sociales minoritaires. En accomplissant un travail d’observation et d’analyse des phénomènes sexuels en lien avec le "pouvoir", Balzac donne à la littérature tout son sens, ses lettres d’"ignoblesse" car comme le rappelait Foucault dans "La vie des hommes infâmes" : "La littérature demeure le discours de ‘‘l’infamie’’ : à elle de dire le plus indicible – le pire, le plus secret, le plus intolérable, l’éhonté."