Le livre posthume de Bénazir Bhutto, entre fascination et ambiguïté, voire malaise.

Le 28 décembre 2007 au soir, la population pakistanaise apprenait avec stupeur l’assassinat du chef du Parti du peuple pakistanais (Pakistan Peoples Party, "PPP"), Benazir Bhutto, qui tenait un meeting électoral à Rawalpindi, dans un parc déjà tristement célèbre : le Liaqat Bagh portait le nom du premier Premier ministre pakistanais (Liaqat Ali Khan) qui avait succombé à un attentat en ce même lieu, le 16 octobre 1951. Réaction répandue dans un sous-continent indien coutumier d’événements tragiques : à l’annonce du drame, les citoyens pakistanais semblèrent tous mus par le même réflexe, celui de rentrer chez eux, tandis que les centres commerciaux fermaient. Jusqu’au lendemain soir, l’atmosphère dans la capitale, Islamabad, où l’humeur est d’ordinaire à l’optimisme voire à l’indolence (quels que soient les différents épisodes qui secouent le pays), fut celle de l’attente d’un cataclysme. Tandis que les observateurs s’interrogeaient sur une possible restauration de l’état d’urgence   , le président Pervez Musharraf proclamait trois jours de deuil national, décernant à la leader politique décédée le titre de shahid (martyr). Benazir Bhutto ayant succombé un jeudi soir, elle était inhumée le lendemain, vendredi, jour important de la célébration du culte musulman ; et les autorités craignaient des débordements aux termes des prières.

Demeurait la problématique de la différentiation entre manifestations de douleurs et comportements dignes d’émeutiers. Nul en République islamique du Pakistan n’osa avouer publiquement qu’un tel événement pouvait constituer un prétexte à une explosion témoignant d’un malaise social le plus souvent tu. Était-ce que l’argument de l’extrémisme musulman menaçant retenait l’attention, évacuant tout autre débat ? Ou les élites cherchaient-elles à éviter toute allusion à la problématique d’une inégalité qui, loin d’avoir suscité une tentative de partage des richesses, s’était aggravée, comme en témoignait par exemple l’état des campagnes ?  

La télévision nationale pakistanaise entamait la diffusion en boucle d’images de la vie de Benazir Bhutto. Les chaînes de télévision privées proposaient un montage de quelques photographies de l’ancienne Premier ministre   ; le style héroïque, qui jouait d’ailleurs sur l’éclatante beauté qui avait été celle de Benazir Bhutto, n’avait rien à envier aux techniques bollywoodiennes   . Séjournant quelques jours à Islamabad durant cette période, nous ne cessâmes de nous extasier de la capacité du sous-continent à fabriquer des martyrs.

À la veille de la disparition de Benazir Bhutto, les critiques que formulait sa nièce, Fatima, semblaient pourtant retenir l’attention. Fatima Bhutto ne soulignait-elle pas la probable implication du mari de Benazir (Asif Ali Zardari) dans l’assassinat de son père Murtazar, le 20 septembre 1996 ?   Au demeurant, la saga que William Dalrymple a retracée dans un article paru récemment nous renseigne précisément sur les rivalités aux accents meurtriers qui dominèrent la famille Bhutto   .

C’est la tragique disparition de Benazir Bhutto qui donne un éclairage particulier à un ouvrage dont la chef du PPP avait à peine terminé la rédaction. Et le titre qu’elle choisit témoigne d’un ambitieux dessein dont, au demeurant, elle s’acquitta mal. Se félicitant de son retour dans son pays natal après un long exil, elle s’attacha tout d’abord à retracer, à l’aide d’exemples, les enjeux qui rythmèrent la guerre froide, l’Occident se préoccupant de parer à la menace rouge tout en conservant des intérêts (pour reprendre une expression longtemps usitée) dans d’anciennes colonies et protectorats. Benazir Bhutto, dans un deuxième temps, traita des événements dominants de l’histoire pakistanaise ; elle saisit l’occasion de rendre hommage à son père, Zulfikar Ali Bhutto, omettant toute critique ou, à tout le moins, description du rôle de l’élite civile voire féodale   – à laquelle elle appartenait.

 

 

L’exercice militaire du pouvoir politique au Pakistan retint ainsi son attention : elle se pencha sur les années Musharraf et sur le double-jeu du président dès la mise en œuvre du volet pakistanais de la guerre contre la terreur. En dépit de quelques éléments intéressants, l’auteur se cantonna toutefois à des vérités sues dont la présentation visait à démontrer qu’elle représentait l’unique solution aux maux de son pays. Tout au long de son étude, elle se félicita de ce qu’elle eût dédié sa vie au peuple pakistanais. Le lecteur, bien disposé, sourit quand elle évoque le sacrifice de son mari qu’elle dépeint comme un quasi martyr de la démocratie   .

Comme le rappelle Benazir Bhutto dans une dernière partie où elle consacre plusieurs paragraphes à la théorie de l’affrontement civilisationnel défendue par Samuel Huntington   , les leaders religieux musulmans d’obédience modérée parviennent difficilement à faire entendre leur voix. Encore faut-il ajouter que l’immense richesse d’une minorité exige le maintien de la population dans une ignorance qui a, hélas, constitué un terrain propice à une réalité multiple que les observateurs ont tendance – depuis peu – à décrire en usant du seul terme d’islamisme. Les gouvernements pakistanais successifs n’ont jamais encouragé la diffusion d’une lecture du texte sacré qui insisterait sur le devoir des hommes à se libérer de l’oppression... À visiter, dans le village de Naudero, le mausolée   des Bhutto qui se veut une réplique du Taj Mahal indien, l’on s’interroge. La population, peu habituée à la générosité de ses dirigeants, s’extasie de la qualité des quelques routes offertes par les Bhutto dans cette région du Sind ; et elle ne se demande guère si cette famille, qui se flatte de jouir d’une immense fortune, n’aurait pu songer à la construction et à l’entretien d’un hôpital de campagne.

L’ouvrage posthume de Benazir Bhutto est donc une fresque intéressante pour qui veut sonder l’extrême aveuglement d’hommes et de femmes politiques convaincus de leur dévouement à l’égard des plus démunis, tandis qu’ils ne songent guère à la confiscation des richesses à laquelle leur naissance, voire un appât du gain à peine dissimulé les destinent. Il n’en faut pas moins rendre hommage au grand courage dont fit preuve l’ancienne Premier ministre ; c’est là une image frappante lorsque l’on songe à son époux qui, à la veille de son élection à la charge suprême de président, sembla se terrer à Islamabad, ne menant pas même une discrète campagne électorale. Tout au long de son ouvrage, Benazir Bhutto souligne que des menaces précises pesaient sur sa vie. Et l’administration Musharraf lui refusa de plus grands moyens pour assurer sa sécurité, en cherchant vraisemblablement à la pousser à renoncer à tout meeting électoral de grande envergure   .

Reste toutefois à déplorer l’inexplicable attraction de l’exercice du pouvoir qui pousse les plus téméraires à braver le danger, tandis que d’autres se contentent de marchandages rondement menés. À examiner l’inquiétante évolution du Pakistan ces derniers mois, on ne peut que regretter la volonté des puissances mondiales dominantes de se fier à la classe politique de ce pays – qu’elle fût militaire ou civile. Cette dernière leur parut-elle rassurante, car elle usait en apparence (comme l’illustre l’exercice auquel Benazir Bhutto s’est livrée) d’une analyse qui apparaissait occidentale ? Il semble, en tout état de cause, que l’élite pakistanaise estime qu’elle peut continuer à se livrer à un jeu suicidaire de lutte pour les honneurs et l’accumulation des richesses, tandis qu’elle parvient tant bien que mal à inciter la communauté internationale   à continuer à lui accorder prêts et assistance. Et elle s’accorde vraisemblablement à penser que l’usage des armes dans les zones tribales permettra le retour à la normalité, tout en feignant de temps à autre de s’alarmer des vies innocentes sacrifiées