Une approche novatrice, sous l'angle de l'histoire culturelle, d'un sujet dont le choix n'est pas innocent.

Issu de la thèse qu’il a soutenue en 2006, le livre de François Bouloc aborde un objet historique connu mais qui reste finalement peu étudié dans le détail : les profiteurs de guerre. Le thème est abordé sous l’angle de la culture de guerre et sacrifie ainsi à la tendance historiographique actuelle concernant la Première Guerre mondiale. En effet, les sources qui ont guidé cette étude sont constituées des dossiers d’imposition formés par le ministère des Finances en vue de l’acquittement de la contribution sur les bénéfices de guerre, mais également des discours tenus sur les profiteurs de guerre et par les grands industriels eux-mêmes pour justifier leurs pratiques. On peut regretter un style lourd et peu fluide, qui complique la lecture.

L’approche choisie est intéressante et novatrice. L’auteur se penche sur les discours tenus par la population française, et plus particulièrement par les soldats au front, qui souffrent et critiquent ceux qui profitent de leur sacrifice patriotique pour s’enrichir abusivement. Les sources littéraires sont également convoquées, pour montrer l’émergence de personnages types incarnant les profiteurs de guerre. Peu à peu, c’est un véritable mythe politique qui se dessine, cristallisant sur lui toutes les rancoeurs d’une population française tourmentée.

La dimension morale est ainsi très présente dans le livre, trop sans doute. Les profiteurs de guerre sont toujours considérés en opposition aux soldats qui sont au front, accomplissant le sacrifice d’eux-mêmes pendant le conflit. Au fil des pages, perce constamment un jugement sur ces profiteurs, qui sont imperceptiblement jugés et condamnés par l’auteur.

Celui-ci se livre à l’analyse des discours produits par le monde industriels, présidents de chambres de commerce et d’organisations patronales, comme le Comité des Forges. Alors qu’est constamment mis en avant un discours patriotique, que la production industrielle est avant tout au service de la France, que les hommages aux combattants abondent dans ces discours, François Bouloc montre que le moteur premier de l’effort de guerre de ces grands patrons est plutôt la recherche du profit et la possibilité d’un enrichissement rapide. Il met en avant le double discours qui est tenu, celui destiné au public et l’autre qui exprime les visées profondes de ces patrons. L’analyse est intéressante mais on sent, là encore, poindre un reproche à l’encontre de ces personnages.

L’auteur insiste aussi sur la complicité de ces fournisseurs avec le gouvernement, qui leur passe commande et les rétribue grassement, tout du moins dans les premiers mois du conflit. Il replace cette entente dans le temps long et explique que, tout au long du XIXe siècle, la bourgeoisie, classe dominante de la société, n’a jamais vu véritablement ses positions être remises en cause par le pouvoir politique. Albert Thomas, sous-secrétaire d'État puis ministre de l’Armement est ouvertement mis en cause. On lui reproche d’avoir abandonné ses idées socialistes, si tant est qu’il en ait jamais eues, de reconnaître le profit comme moteur de l’économie et finalement de tendre la main aux patrons en leur permettant de réaliser des bénéfices abusifs. Le portrait qui est dressé de ce personnage est trop simpliste, l’auteur semble oublier que les circonstances de guerre laissaient peu de marges de manœuvre au dirigeant socialiste et, surtout, il passe sous silence les idées et les réalisations relevant du réformisme social. Albert Thomas est ainsi mis sur le même plan que son successeur, Louis Loucheur, industriel qui n’a rien à voir avec le réformisme socialiste.

La loi sur les bénéfices de guerre exceptionnels a constitué un moment important pendant le conflit. Elle a aussi suscité la constitution de commissions ad hoc et de dossiers fiscaux, sur lesquels s’appuie ce travail. F. Bouloc revient sur les rancoeurs de la population et des parlementaires qui ont amené le député Mistral à proposer une loi imposant ces bénéfices extraordinaires. Il en montre aussi les enjeux, ainsi que les réactions des patrons et les arguments déployés contre cet interventionnisme nuisible, selon eux, à la bonne marche des affaires. Là encore, c’est vers les procès-verbaux des assemblées générales et les délibérations des chambres de commerce qu’il faut se tourner. Le discours qui est tenu vise à légitimer les profits réalisés, à mettre en avant la dégradation du contexte économique, les lourds investissements réalisés pour honorer les contrats, etc. Cette marge de contestation, ou du moins d’expression, conforte la thèse d’une bourgeoisie favorisée, en opposition à des poilus qui passent en Conseil de guerre à la moindre tentative de discussion des ordres donnés.

À travers les exemples qui sont pris, on comprend le fonctionnement des commissions chargées de taxer les bénéfices supplémentaires réalisés pendant la guerre. Les situations sont diverses et sujettes à des interprétations différentes, occasionnant de nombreux recours de la part des intéressés. Les lettres de dénonciation ne sont également pas absentes et concourent à remettre en cause le jugement qui a été originellement prononcé. Les mécanismes qui participent à l’imposition des profiteurs de guerre sont donc multiples et sont à la frontière d’un fonctionnement purement administratif et des pressions populaires, rentrant par là dans le champ de la culture de guerre.

On peut regretter que l’approche économique ne soit pas plus fouillée, même si ce n’était pas l’objectif de l’auteur. Toutefois, il aurait été intéressant de se demander – puisque l’auteur cherche à confronter les représentations et la réalité – quel était vraiment le montant des bénéfices de guerre dans l’ensemble de l’économie française, et quelle était la part également des profiteurs de guerre dans l’ensemble de la population active. François Bouloc écrit que les profiteurs de guerre sont surtout des marchands de canon, les marchands d’alimentation sont également stigmatisés, mais il ne propose pas d’approche sociologique ou prosopographique de cette population. Quels sont les secteurs d’activité principalement concernés ? Quel est l’âge moyen des profiteurs, et donc s’agit-il de réformés ou bien plutôt d’hommes libérés de leurs obligations militaires ? À la décharge de l’auteur, la commission des bénéfices de guerre a traité 68 000 dossiers environ, un chiffre important qui aurait nécessité une enquête de plus grande ampleur. C’est donc bien une histoire culturelle des profiteurs qui a été privilégiée, centrée sur les représentations populaires, essentiellement négatives. Pour l’auteur, la guerre 1914-1918 est "tout sauf une conjoncture économique", ce qui autorise une lecture du conflit en termes essentiellement moraux, en faisant de ceux qui ont su tirer parti du contexte des individus critiquables et coupables.

Autre intérêt du livre, l’auteur propose une typologie des profiteurs de guerre. La lecture des dossiers fiscaux incite en effet à insister sur l’extrême diversité de cette catégorie de population. Dans les premiers chapitres, les mercantis, petits marchands vendant des denrées à prix d’or aux soldats, sur le front, étaient opposés aux véritables profiteurs, ceux qui produisent à grande échelle ainsi qu’aux intermédiaires, par nature véreux. La typologie proposée à la fin du livre s’appuie sur un autre critère : la mauvaise foi à s’acquitter de la contribution sur les bénéfices de guerre. De façon assez schématique, François Bouloc met en avant les "profiteurs", qui s’enrichissent sur le dos des soldats et masquent leurs bénéfices pour échapper à l’impôt, aux "profitants", terme sans connotation morale, qui ont pu faire une déclaration d’impôt erronée mais qui sont de bonne foi. Cette grille d’analyse est intéressante et montre une réalité multiple. Mais elle conduit l’auteur, un peu malgré lui, à tenir un discours manichéen, en distinguant les bons contribuables des mauvais.

Ce livre s’inscrit dans un contexte historiographique particulier. Le choix d’un tel sujet n’est pas innocent. François Bouloc entend par là faire voler en éclat l’idée d’un consensus présidant à l’entrée en guerre de la France. Il insiste sur le côté inégalitaire de la France avant la guerre, sur la fracture entre une bourgeoisie capitaliste avantagée et une population en situation d’infériorité. Pour lui, l’émergence des profiteurs de guerre est le prolongement de cette situation ; elle est le signe, à l’instar des phénomènes d’insoumission observés en 1917, des lignes de facture qui traversent la nation combattante

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

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