Un bel essai sur la place de la voiture dans les sociétés contemporaines et sur les imaginaires qui y sont associés.

Pratique sociale autant que discipline scientifique   , l’histoire s’écrit au rythme de la demande. Le chercheur qui entend comprendre est toujours d’un temps et ses questions datées. En ce sens, rien n’explique mieux l’incuriosité des historiens français pour l’automobile que la déchéance récente de ce moyen de locomotion dans l’imaginaire des élites européennes. Polluant symbole d’une civilisation matérialiste et consumériste, la voiture n’appelle plus de désir qui se puisse avouer sans rougir au cours des dîners en ville. Dans nombre de cités du Vieux continent, la bagnole est devenue l’ennemi, alors que son apparition avait incité à repenser certains espaces urbains au début du XXe siècle. On en viendrait presque à oublier que l’automobile fut parfois associée à un certain romantisme du désespoir - ou identifiée à un art de vivre sa liberté "en marge". Seul ou presque, le cinéma américain vient nous rappeler encore cette dimension, où les grosses cylindrées et autres tout-terrain demeurent objets de récit   .

Maître de conférences à la Sorbonne et spécialiste de l’histoire du Paris contemporain, Matthieu Flonneau se propose de situer l’imaginaire qui s’attache aujourd’hui aux voitures dans le temps long de l’automobilisme, du XXe au XXIe siècles. Plus qu’une histoire du véhicule motorisé, l’historien entend réfléchir aux cultures qui se sont développées autour des automobiles au XXe siècle. Assumant "l’éclectisme" de son travail, il conduit une libre promenade à travers textes littéraires et iconographie. À le lire, c’est la constance du désir pour l’automobile qui impressionne. Au-delà de la carrosserie et des mécaniques, une faculté fascine en effet les foules : la mobilité et son corollaire, la vitesse   . Vitesse individualisée et comme dominée par le conducteur, qui se retrouve en position d’acteur depuis la fin du XIXe siècle, quand les déplacements ferroviaires le réduisaient par exemple à la passivité.

Si la culture américaine fournit désormais l’essentiel des représentations qui commandent un imaginaire automobile mondialisé, les débuts de la voiture eurent pour cadre l’Europe et en particulier la France. L’Hexagone accueillit en effet la première course automobile de l’histoire avec le Paris-Bordeaux-Paris organisé en 1895 : un arc de triomphe érigé à l’ouest de Paris, porte Maillot, rend hommage depuis 1907 au vainqueur de ce "rallye des temps préhistoriques", Emile Levassor. La liberté des courses autorisa la constitution, en France, de mythologies automobiles très précoces, même si le drame du Paris-Madrid en 1903 - dix morts - fut à l’origine d’un mouvement "qui menaça non seulement les courses (…) mais également l’usage traditionnel et quotidien des véhicules". Un Grand Prix de l’Automobile Club de France fut cependant organisé dès la fin juin 1906. Des usages plus quotidiens de la puissance motorisée se développèrent à des fins collectives (taxis, véhicules de ramassage des déchets) dès cette époque, mais la voiture de tourisme continuait d’être réservée à une élite avant la Première Guerre mondiale. Des auteurs comme Octave Mirbeau ou Valéry Larbaud communiaient par exemple dans le culte de l’auto qui retranchait du commun, le bousculait ou le choquait, à un moment où conduire demeurait une opération compliquée, exigeant détermination et dextérité. En 1909, le Manifeste du futurisme de Filippo Marinetti traduisit encore cette culture de l’automobile qui se confondait avec l’"amour du danger" et l’"habitude de l’énergie et de la témérité".

La banalisation de la voiture marqua-t-elle la fin du snobisme automobile dans l’Entre-deux-guerres ? En réalité, "la découverte du fétiche" par le grand nombre avait été précédée de trois évolutions décisives. À l’art de conduire des gentlemen, qui relevait de morales personnelles, les pouvoirs publics entendirent tout d’abord substituer des codes de la route. Dès 1893, une ordonnance de police s’intéressait à la circulation automobile à Paris dans un objectif de réglementation. L’encadrement des conduites ne devait plus cesser sa progression jusqu’à nos jours. Les débuts du XXIe siècle marquent en France une forme d’apogée à cet égard, au point que toute une poétique de la vitesse y semble devenue politiquement incorrecte. Autre changement  décisif : la simplification du fonctionnement des voitures. D’aucuns comparèrent ce progrès à la domestication de ce qui était autrefois un monstre fascinant et redoutable. Enfin, l’aménagement du paysage à l’automobile fit disparaître la sensation de pénétrer le monde presque malgré lui, sur des voies conçues pour d’autres attelages. À partir de 1907, Paris généralisa ainsi le principe du carrefour à giration : l’espace urbain se soumettait à l’automobile pour mieux la banaliser. Ce mouvement d’aménagement connut dans l’Entre-deux-Guerres une accélération remarquable dans la plupart des capitales européennes.

Tout romantisme du volant ne disparut pas cependant à l’époque des Ford T et de la standardisation des carrosseries. Les premières courses transcontinentales ajoutèrent en effet à un imaginaire menacé par le commun les prestiges de l’exotisme. La Croisière noire organisée par Citroën entre décembre 1922 et janvier 1923 figure ainsi au tableau des ancêtres du contemporain Paris-Dakar. Près de trente ans plus tard, la fureur de vivre de générations qui ne connaissaient du monde que la guerre, froide ou pas, se donna également à voir dans les excès au volant au cours des années 1950-1960 : le Panthéon des accidentés s’enrichit alors de martyres comme James Dean, Roger Nimier, Albert Camus ou Françoise Dorléac.

Les routes elles-mêmes devinrent le support de représentations à partir de la première moitié du XXe siècle. Qu’il s’agisse pour Charles Trénet de chanter la Nationale 7 ou pour les cinéastes américains de filmer la route 66, il n’est pas contestable que l’asphalte ait pris valeur de lieu de mémoire contemporain. Est-il "madeleine" plus évidente pour cette France reconstruite, toujours malthusienne mais déjà modernisée, que les formes d’une 2 CV ou d’une DS ? Les questionnements de la fin des années 1960 et des années 1970 auraient pourtant, à suivre Matthieu Flonneau, marqué le déclin d’une certaine culture de l’automobile. Ce constat ne vaut pas pour les États-Unis ou pour les pays émergents, où le véhicule demeure peut-être un écran sur lesquels projeter les rêves de réussite. En Europe, l’automobilisme a au contraire perdu la main pour ce qui relève du discours dominant. Les fous du volant s’y voient relégués dans l’enfer des "beaufs" adeptes du tuning, des parvenus ou des aimables originaux. Doit-on l’imputer aux seuls argumentaires écologistes ou critiques du consumérisme ?

L’historien avance une hypothèse plus convaincante lorsqu’il évoque les "sensibilités à la mort soudaine dans les sociétés occidentales". Il subsistait peut-être suffisamment de cette "habitude de la mort" dans les mentalités du premier XXe siècle, pour qu’on y puisse cultiver une esthétique de la vitesse et du risque. Or, les sociétés européennes auraient aujourd’hui en commun de se représenter la mort (de soi et des autres) comme une injustice : le romantisme du crash automobile nous en serait devenu inintelligible, voire scandaleux   .

Au final, les lecteurs attentifs reprocheront seulement à Mathieu Flonneau de ne pas aborder en détail les questions de "genre" dans son essai sur les mondes de l’automobilisme. À notre sens, la conquête de la voiture par les femmes s’apparente à un nouveau vol du feu, où Zeus aurait le visage de la domination masculine ! On ne résistera pas enfin au plaisir d’enrichir le répertoire des littératures automobiles en signalant un poème de Cummings qui a échappé à l’attention de l’historien. L’auteur américain y chante en vers heurtés la griserie du conducteur qui prend possession d’une voiture neuve : "she being Brand/-new;and you/know consequently a/little stiff i was/careful of her…"