Alain Minc s’attaque à un "exercice intellectuel" qui procure sans doute du plaisir à son auteur, mais malheureusement pas assez au lecteur.

Alain Minc annonce dans le prologue de son Histoire de France qu’il s’attend à recevoir une "volée de bois vert" de la part de la corporation des historiens de profession et des spécialistes, puisqu’il se permet de "braconner" sur leurs terres. L’avertissement rhétorique semble présenter un aveu de faiblesse bien pratique : "historien du dimanche", Minc a conscience du caractère illégitime ("outrecuidant" écrit-il) de son entreprise, et la critiquer pourrait sembler inutile, voire le signe d’une crispation universitaire prévisible. L’auteur prend donc bien soin de présenter son travail comme une "histoire personnelle", un essai faisant figure "d’exercice intellectuel", reprenant là une expression soufflée par Fernand Braudel qui lui aurait donné l’idée de ce livre il y a vingt-cinq ans.

Alain Minc assume par conséquent des "partis pris", une forme de "superficialité" et des "choix par définition contestables"   . Après une telle "volée de bois vert" auto-administrée, il ne reste au lecteur qu’à suivre le cheminement historique d’Alain Minc, c’est-à-dire cinquante-sept courts chapitres, racontant l’histoire de France de la conquête romaine à l’élection de Nicolas Sarkozy.


Une certaine vision de l’histoire

Écrire une histoire de France exige non seulement des connaissances multiples et une culture solide, mais aussi une plume alerte et des qualités de synthèse certaines. On ne peut donc d’emblée qu’applaudir à la témérité intellectuelle d’Alain Minc. Les historiens de profession eux-mêmes n’affrontent plus l’histoire de France de manière individuelle, les principaux travaux récents sur l’histoire de la nation étant collectifs (dirigés notamment par Georges Duby, Pierre Nora, ou bien Jacques Revel et André Burguière). Minc renoue d’une certaine manière avec une historiographie du XIXe siècle, compilant des faits connus, en offrant au lecteur une interprétation des événements.

L’histoire pour Alain Minc est essentiellement politique, et l’histoire de France, par conséquent, une succession de règnes monarchiques, impériaux ou républicains, plus ou moins inspirés, l’auteur distribuant les bons points (Philippe-Auguste, Henri IV, Mendès France…) et les bonnets d’âne (Clemenceau surtout). Ajoutons à cela un personnage qui revient continuellement comme un modèle de clairvoyance politique : c’est le chancelier Bismarck, figure du politique visionnaire et du conseiller avisé pour Alain Minc.

L’auteur revendique d’ailleurs l’utilisation de ponts comparatifs entre différentes périodes, n’hésitant pas à faire le parallèle entre le roi Louis XI et François Mitterrand, présentés tous deux comme "machiavéliques", le mouvement réformateur d’Étienne Marcel au XIVe siècle et la Commune, les guerres d’Italie du seizième siècle et l’enlisement américain au Vietnam, etc. Pour Minc, ces rapprochements sont certes biaisés et ne résistent pas à un examen minutieux, mais ils aident à comprendre, ils permettent de faire voir : l’analogie devient un outil de vulgarisation historique, tout comme l’anachronisme un moyen de s’adapter au lectorat potentiel. C’est ainsi essentiellement à travers le prisme de l’histoire des cinquante dernières années – l’histoire de la génération née peu après la guerre – que l’auteur propose d’analyser près de deux mille ans d’histoire nationale, non sans prendre le risque de confondre histoire vulgarisée et histoire réductrice, qui permet finalement moins de comprendre ou d’expliquer un phénomène que de le simplifier de manière caricaturale et souvent inopérante.


La question parlementaire
 
Ces parallèles mis bout à bout contribuent au façonnement d’une histoire politique présentée comme une suite de répétitions et de personnages exemplaires, qui font affleurer toutefois quelques "bifurcations" que l’auteur estime structurantes. Alain Minc s’attache surtout sur ce point à expliquer pourquoi la France n’est pas devenue la Grande-Bretagne, dotée d’une bourgeoisie marchande adaptée au libéralisme économique, et présentée comme un modèle d’équilibre politique et de contre-pouvoirs parlementaires efficaces. L’auteur n’explique rien de très révolutionnaire sur ce point : la révocation de l’édit de Nantes en 1685 qui fait fuir la bourgeoisie protestante, la banqueroute de Law en 1720 expliqueraient tour à tour une défiance vis-à-vis du capitalisme ; et la France aurait "raté" sa Révolution, tandis que la Grande-Bretagne l’aurait réussie. Cette théorie est somme toute relativement classique, mais de plus en plus contestée par les historiens, qui s’efforcent d’une part de ne pas caricaturer la défiance française vis-à-vis du libéralisme, notamment en reconsidérant l’apport du colbertisme dans la pensée économique française au XVIIIe siècle et, d’autre part, de ne pas analyser en contrepoint une histoire de la Grande-Bretagne, linéaire politiquement de la Glorieuse Révolution de 1688-1689 à nos jours, qui raye d’un trait de plume toute la tradition marxiste et travailliste anglaise comme si de Guillaume d’Orange à Margaret Thatcher, il n’y avait finalement qu’une lente et harmonieuse évolution qui tend à "essentialiser" les comportements économiques, sociaux et politiques du pays.

Sur la faiblesse des parlements français, l’auteur ajoute que c’est la "domestication des élites" sous Louis XIV qui expliquerait l’absence d’une "culture parlementaire", voire qui aurait entraîné Vichy, c’est-à-dire "l’obéissance quasi pavlovienne de l’administration au Chef". Alain Minc poursuit : "Alors que l’aristocratie britannique s’est maintenue contre le roi, la noblesse française qui était jusqu’alors dans une posture similaire bascule soudainement dans la déférence, et dessine le comportement futur des élites, y compris méritocratiques" (p. 151). C’est certainement cette "déférence" qui explique qu’on guillotine un roi en 1793, et qui explique également les six changements de régime au XIXe siècle… Et l’auteur de conclure sur Louis XIV avec sa marotte : "Si Louis XIV avait eu l’intelligence supérieure d’un Bismarck, il n’aurait eu de cesse que de transformer ce moment de grâce en situation stable ; il aurait appris à se modérer et à dominer ses pulsions" (p. 155). Certes… Mais quitte à parler "d’obéissance quasi pavlovienne de l’administration au Chef", il peut tout de même sembler paradoxal d’accuser la politique curiale de Louis XIV pour expliquer Vichy, et de brandir l’un des principaux artisans de la structure administrative du Reich comme exemple, sans se poser la question d’une forme "d’obéissance pavlovienne" des fonctionnaires allemands nazis. On pourrait poser les mêmes questions pour l’Italie, l’Espagne, etc.

Les raccourcis nombreux d’Alain Minc fatiguent un peu le lecteur au bout des cent premières pages. Deux ou trois, du type "Louis XI était mitterrandien", amusent, mais ne suffisent pas à faire un livre. Son histoire, faite de grands hommes exemplaires, de figures malheureuses et incomprises, ou bien de mauvais politiciens sans vision d’avenir, contribue à toute une série de biais, et il manque à l’auteur la prise en compte de déterminations économiques et sociales, religieuses et culturelles, que l’histoire politique et événementielle, quand elle est de qualité, analyse nécessairement, et qu’une bonne vulgarisation aurait pu rendre passionnante.


La France d’Alain Minc

Si l’on ne peut reprocher à Alain Minc sa vision de l’histoire, puisqu’il écrit toute une introduction pour expliquer qu’il n’est pas légitime, on peut toutefois s’arrêter sur un problème qui semble fondamental dans son texte, à savoir sa vision de la France.

La pertinence du cadre national pour analyser l’histoire de France, comme pour analyser l’histoire de tous les pays du monde, pose un problème évident quand on mesure le rôle des échanges, des transferts, des mouvements de population dans la constitution progressive de la nation et de l’État. C’est en effet une France très repliée sur son territoire que présente l’auteur. La France hors de France, ou bien la colonisation, sont deux aspects quasiment occultés par une Histoire de France, comme si la mondialisation commençait dans les années 1990, et comme si les conquêtes coloniales constituaient des épiphénomènes ou des événements historiques peu importants. Or, comment comprendre la France du XXe siècle sans la colonisation, et, surtout, comment comprendre la France d’aujourd’hui sans l’immigration issue des colonies et sans les traumatismes afférents ? Ce sont des débats qui agitent l’histoire contemporaine, et alors que l’auteur écrit des pages intéressantes sur la politique française sous la Cinquième République, il ne fait qu’esquisser ces phénomènes sans les analyser suffisamment, ne disant mot de l’important "parti colonial" républicain. Cela contribue à donner à son texte un ton très classique, mais surtout à le rendre d’emblée un peu vieillot, voire, osons le mot puisque l’auteur s’en sert comme procédé narratif, anachronique.


Une histoire de France d’Alain Minc est donc surtout une histoire des personnes qui ont exercé le pouvoir en France. Plus qu’un choix historiographique, cela révèle une conception très personnelle de l’histoire et de la France qui occulte la part des acteurs sociaux dans les évolutions historiques (des paysans de l’Ancien Régime au monde de l’entreprise aujourd’hui) ; il s’agit donc d’une vision très technocratique, mais on ne peut reprocher à Alain Minc de s’intéresser à cette histoire-là de la France. Et c’est en cela que pour un historien, bien loin de refuser qu’on braconne sur ses terres, cette histoire personnelle s’avère extrêmement intéressante. Surtout pour celui qui, dans cinquante ans, fera l’histoire d’Alain Minc