Les auteurs analysent quelques cas de rébellion de cadres à haut potentiel pour en tirer des conclusions qu’on ne suivra pas nécessairement… 

 

Le malaise des cadres avait jusqu’ici surtout été analysé comme entraînant leur désinvestissement   . À en croire les auteurs   de ce livre, les mêmes causes pourraient produire d’autres effets, en poussant au contraire les cadres à se rebeller. Mais, alors que dans le premier cas le phénomène était décrit comme très général, il ne concernerait plus, dans le second, qu’un petit nombre d’entre eux, appartenant essentiellement à la catégorie des cadres à haut potentiel. Par ailleurs, ces actes de rébellion indiqueraient pour le management la voie d’une amélioration possible. Pour autant que les directions acceptent de considérer ce qui les motive comme légitime. Et donc de respecter la sphère privée des cadres, d’une part, et d’accepter que ceux-ci puissent être porteurs de visions alternatives et de valeurs antagonistes sur la manière de gérer les activités qu’ils ont en charge, d’autre part.
Plus généralement, ces rébellions pourraient être vues comme la manifestation d’un “retour” que ferait la société dans l’entreprise, qui pourrait bien contraindre cette dernière à s’ouvrir plus largement pour adopter les valeurs de respect et de tolérance qui ont cours dans celle-ci.

Reprenons une à une ces propositions. On a sans doute exagéré dans la période récente l’ampleur du malaise et de la souffrance au travail des cadres   . De là à réduire les effets de ce malaise à quelques actes de rébellion commis par des cadres supérieurs, il y a tout de même un fossé, dans le franchissement duquel le lecteur n’aura peut-être pas envie de suivre les auteurs. Mais cela n’empêche pas de chercher à objectiver une catégorie de comportements, peu observés jusqu’ici.

 

L’irruption de la sphère privée
 

La rébellion, les auteurs l’ont rencontrée chez les cadres qu’ils forment ou dans les entreprises où ils interviennent comme consultants : une quarantaine de cas, disent-ils, sur plusieurs centaines de cadres, dont ils ne retiennent cependant que sept dans ce livre (sans fournir malheureusement plus d’informations sur les autres). Celle-ci prend des formes très diverses : le refus d’une promotion consistant à intégrer une société récemment acquise par le groupe dans un pays étranger, ou à prendre la tête d’une usine avec l’objectif de la fermer, l’interpellation du PDG à propos d’investissements qui ont été réduits, la mobilisation contre l’arrêt d’un programme de recherche, ou contre un nouveau mode d’évaluation des agences dans une banque, ou encore le refus d’accepter un poste de responsable de la sécurité faute d’obtenir les moyens de faire évoluer les choses.

Les auteurs pensent toutefois que l’on peut rassembler ces différents cas sous une forme générale. Tous ces actes de rébellion débutent en effet, selon eux, avec l’irruption de la sphère privée du cadre qui, un jour, n’accepte plus que cette dernière soit systématiquement ignorée ou bafouée par le management. C’est la réaction, expliquent-ils, à un management hégémonique, qui opère sous la forme d’une contrainte souple   , mais qui n’en n’est pas moins insupportable dans la façon dont il fait abstraction de toute sphère hors du travail, mais également des relations personnelles que les cadres peuvent nouer dans celui-ci. Cette irruption (même si les auteurs ne le disent pas aussi clairement) semble également jouer le rôle d’un déclencheur permettant à ces cadres de prendre conscience que leur avis importe finalement peu à la direction. Ces rébellions peuvent ensuite suivre des cours différents : rester à l’état d’action individuelle (comme dans le cas d’une démission, celle-ci pouvant toutefois prendre une valeur d’exemple dans l’entreprise) ou au contraire se transformer en mobilisation collective, qui pourra alors obtenir ou non gain de cause. Le succès exige cependant, notent les auteurs, que l’émotion initiale (que ces cadres l’éprouvent pour eux-mêmes ou pour des collègues brimés ou menacés de sanctions) soit convertie en une demande acceptable par le management qui se situe donc presque nécessairement sur le terrain professionnel.
 

La contestation ordinaire
 

Ces cadres rebelles ne sont pas animés d’intentions malveillantes vis-à-vis de l’entreprise. Ils en contestent simplement certaines façons de faire et proposent des solutions alternatives acceptables. Vue comme cela, la rébellion devient un processus créatif susceptible d’engendrer des retombées positives pour l’entreprise. Norbert Alter, qui bizarrement n’est pas cité dans le livre, avait déjà montré   que l’innovation dans les entreprises résultait de la confrontation entre deux logiques (d’innovation et d’organisation) et catégories d’acteurs. Les rebelles ne sont pas n’importe qui. Ils ont pour eux de pouvoir s’appuyer, soit sur une expertise personnelle et/ou une culture professionnelle fortes, soit encore sur une capacité d’analyse fine de la décision ou de l’événement considéré au regard des règles en vigueur dans l’entreprise et/ou de l’interprétation qu’ils estiment être en droit d’en faire. Mais la hiérarchie ne pourra accepter de tirer le bénéfice de telles contestations, expliquent les auteurs, que si elle garde la maîtrise des sujets ouverts à la controverse, parvient à s’approprier les résultats de la rébellion et ne s’estime pas en concurrence avec les rebelles. Le dosage d’ouverture et de contrôle de la part de l’entreprise reste donc subtil. Les auteurs plaident alors pour une approche plus politique de l’entreprise (pour lequel ils proposent le terme de "polyarchie"), où les contestations et les débats auraient leur place, sans que la direction y voie immédiatement une menace pour son propre pouvoir.

C’est ici que le point de vue des directions fait sans doute le plus défaut. La méthode d’enquête centrée sur les cadres entrés en rébellion laisse complètement dans l’ombre ce que celles-ci auraient à en dire. Les quelques exemples que donnent les auteurs d’entreprises qui fonctionneraient de cette manière ne permettent en aucune façon d’estimer les chances d’une telle conception de l’organisation de gagner des supporters. D’où peut-être une dernière idée. Selon les auteurs, la rébellion de ces cadres à haut potentiel pourrait en effet préfigurer un phénomène plus général, par lequel la société ferait en quelque sorte retour dans l’entreprise. Les mécanismes par lequel ce retour s’opérerait restent toutefois peu explicites dans le livre, les auteurs évoquant, tour à tour, la similarité de situation avec l’ensemble des salariés, la valeur d’exemple de ces actes de rébellion, l’effet de déstabilisation qu’ils pourraient produire sur le management, le fait qu’ils rentrent en résonnance avec des valeurs de la société en général, etc. Les pages consacrées à cette question   sont d’une lecture particulièrement éprouvante pour le lecteur. Celui-ci pourra trouver que le livre dans son ensemble aurait gagné à être écrit plus simplement, en suivant un fil argumentatif plus clair. Mais ces idées qui ouvrent malgré tout des perspectives intéressantes, trouveront peut-être, en décantant, une expression plus adéquate

 

*À lire également sur nonfiction.fr :

- Alexandre des Isnards et Thomas Zuber, L'open space m'a tuer (Hachette littératures) par Nathalie Georges.