Une initiative lancée cette semaine par la Frankfurter Allgemeine Zeitung se situe au carrefour de plusieurs préoccupations. Le quotidien allemand vient de créer un salon de lecture sur Internet à l’occasion de la sortie le 29 août 2008 du cinquième et dernier volume de la Deutsche Gesellschaftgeschichte   écrite par l’historien allemand Hans-Ulrich Wehler, portant sur la période 1949-1990, ces années qu’ont vécues une large part des citoyens allemands, ainsi que l’indique la Frankfurter Allgemeine Zeitung dans l’article présentant son projet au titre sous forme d’apostrophe : "Die Jahre die ihr kennt"   .


Du passé au présent

L’historien Hans-Ulrich Wehler est une figure intellectuelle importante en Allemagne, qui, selon le portrait qu’en dresse Alexander Cammann, a fortement contribué au renouvellement de l’approche historique. Considéré comme fondateur de la "Bielefelder Schule"   , il s’est efforcé d’écrire l’histoire d’un point de vue critique, dans une approche sur le long terme, favorisant les structures sociales et la politique intérieure plutôt que de mettre l'accent sur les personnalités et la politique extérieure.

Hans-Ulrich Wehler est souvent intervenu dans le débat public, certaines de ses positions ayant été l’objet de polémiques. Au demeurant, son dernier ouvrage regorge d’affirmations sujettes à controverse – lesquelles sont d’ailleurs choisies par la FAZ   comme impulsion aux forums. Il y affirme ainsi, entre autres, que la RDA n’aurait été qu’une "note de bas de page de l’histoire", ou encore que le miracle économique allemand, le fameux Wirtschaftswunder, serait porté en partie par le déversement dans l’économie sociale de marché de l’énergie libérée par les élans fanatiques du nazisme.

La principale motivation de la FAZ ne réside cependant évidemment pas dans une course à la polémique   , mais bien plutôt dans l’idée que ces années décrites par l’historien dans son dernier ouvrage ont été également celles qu’ont vécues la majorité des citoyens allemands. L’ouvrage offre ainsi l’occasion d’éclairer le temps présent et de réfléchir sur les évolutions politiques. À cet égard, la FAZ adopte un ton assez nostalgique, indiquant que "pour qui veut comprendre l’Allemagne de 2008, il faut saisir qu’elle est moins divisée entre l’Est et l’Ouest qu’entre deux zones temporelles : celle d’avant et celle d’après 1990". Les années 90 et 2000 ont été des années de perte d’un modèle – celui de la RFA et celui vers lequel les citoyens de la RDA avaient choisi de se tourner au moment de la chute du Mur – marqué par l’idée d’un État social puissant, au service de tous, garant d’un progrès pour tous et réduisant les inégalités ; intention qui se serait révélée n'être qu'une illusion et dont Hans-Ulrich Wehler met en cause l'authenticité, tant l'inégalité est restée présente à tous les niveaux.


Du présent au passé

Pour la FAZ, il s’agit, avec l’ouverture de cet espace sur Internet, de permettre l’amorce d’un véritable débat autour d’un livre, en y faisant se conjoindre remarques d’experts à propos de questions ciblées et commentaires des internautes, à qui il est également proposé de poster leurs témoignages sur cette époque, se faisant ainsi "historiographe de leur propre vie" . Le salon de lecture se présente comme un espace multimédia, voué au débat. Il est modéré par les journalistes de la FAZ, qui initient les débats, choisissent les extraits publiés, et comprend plusieurs rubriques : espaces de débats autour de questions choisies, présentation de l’auteur et présentation du volume.

Cette démarche est à analyser en plusieurs termes. En ce qui concerne l’évolution du journalisme, elle indique quelle peut être la place occupée aujourd’hui par un journal dans le débat intellectuel : le journaliste rassemble les témoignages et les idées, présente les débats, souligne les enjeux, se faisant en quelque sorte l’initiateur d’une histoire qui s’écrit au présent, à partir des témoignages et des réflexions d’intellectuels. En ce qui concerne le livre et l’édition, elle montre que la connivence entre Internet et le livre n’est pas un vain mot et que l’espace numérique peut  être un véritable prolongement de l’espace du texte. Enfin, en ce qui concerne l’historiographie – mais sur ce dernier point on ne peut s’en tenir qu’à des conjectures, à défaut de pouvoir mesurer avec pertinence l’impact et les conséquences d’une telle initiative – elle indique une manière de concevoir un travail historique sur le temps présent, ou du moins vécu par nos contemporains, en pariant sur l’investissement des acteurs historiques dans la recherche dont ils sont l’objet, pourvu que cet investissement soit défini et précisé dans un cadre déterminé, où il rentre en résonnance avec la parole du savant.

 

* À lire :

- Présentation de Hans-Ulrich Wehler

- Frank Schirrmacher, "Die Jahre, die ihr kennt", FAZ, 22.08.08

- Le salon de lecture de la FAZ

- Portrait de Hans-Ulrich Wehler

- Critiques du cinquième volume de la Deutsche Sozialgeschichte