Une analyse de la violence ordinaire et quotidienne qui montre que celle-ci peut être un concept géographique opératoire pour comprendre les territoires urbains.

Lynchages, batailles de lycéens, émeutes urbaines de 1998, caïds et prostituées : d’emblée, le lecteur est plongé dans tous les aspects de la violence quotidienne à Jakarta, la tentaculaire capitale indonésienne. Tout au long de 300 pages haletantes, dignes d’un roman policier, un jeune géographe - Jérôme Tadié - nous emmène aussi bien dans les bas-fonds de Jakarta que dans les salles des commissariats urbains. La tentation est grande d’aller chercher au fond de sa bibliothèque Amok de Stefan Zweig, qui avait fait connaître en Europe cette forme de folie meurtrière et individuelle du monde malais à laquelle J. Tadié fait référence au cours de l’ouvrage. Mais le livre nous conduit bien au-delà des stéréotypes qui collent à l’image des mégapoles des pays en développement : chaos urbain, anarchie, pauvreté, bidonvillisation et taudification sont autant de clichés réducteurs qui n’intéressent pas notre auteur, et c’est une tout autre Jakarta qui se dévoile.

Dans une première partie, le lecteur est entraîné dans une géographie du danger qui explore les lieux des émeutes urbaines depuis 1965, puis ceux de la violence quotidienne, où nous rencontrons tant des lycéens en batailles ritualisées dans des lignes de bus que des personnages interlopes autour des gares routières et des centres commerciaux. La deuxième partie s’intéresse au contrôle territorial de la ville à travers les formes de répression à la fois institutionnelles (travail sur la police et les forces armées) et populaires : la pratique des lynchages de rue à l’encontre des voleurs est minutieusement étudiée avec un regard anthropologique. Une dernière partie explore "la ville derrière la ville", c’est-à-dire les modalités de contrôle informel des rapports sociaux organisé notamment par les caïds, dont certaines figures fortement individualisées marquent le lecteur.

Au-delà de son contenu, la forte implication personnelle de l’auteur ne peut que frapper le lecteur. J. Tadié nous livre avec humour des extraits de ses carnets de terrain ou nous narre ses expériences parfois embarrassantes : le jeune thésard expose par exemple comment il a dû écrire les notes d’un entretien, caché dans les lieux d’aisance, ou nous décrit avec dérision sa "base de recherches", chambre minuscule, humide et bruyante. La méthode est donc résolument ethnographique et se fonde sur une observation participante très engagée, qui a mené l’auteur à conduire des entretiens lors de rendez-vous nocturnes, à loger dans un quartier à la réputation sulfureuse ou encore à acquérir une telle maîtrise de l’argot local qu’il en propose un lexique personnel.

Plus largement, le livre présente un positionnement scientifique intéressant : en effet, rares sont les travaux de géographes consacrés au thème de la violence, et plus encore de la violence ordinaire et quotidienne. J. Tadié explique que paradoxalement beaucoup de travaux de géographes s’intéressent aux questions de ségrégation urbaine, mais beaucoup plus rarement à celles de la violence en temps de paix. À travers le cas de la mégapole indonésienne, Jérôme Tadié cherche donc à démontrer que la violence constitue un concept géographique de plein droit et qu’en "temps de paix, la violence est productrice et révélatrice de territoires urbains." Il s’agit là d’une illustration très marquante de l’intérêt des géographes pour des champs scientifiques naguère considérés comme aux marges de leur discipline. Ce livre peut constituer une découverte d’un aspect méconnu des sujets explorés par les géographes actuels.