21 août 1968, la répression soviétique met fin au Printemps de Prague et à ses espérances d’un "socialisme à visage humain". Que faire de cette date ? À cette question, Jaroslav Rudiš   répond par un article paru dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, "Kurzer Halt an einer Tankstelle"   .


Souvenirs d’une répression


Dans une station service, celle-là même ou se trouve une plaque à la mémoire de Dubček qui eut non loin de là un accident de voiture entraînant sa mort en 1992, Jaroslav Rudiš se souvient des événements du Printemps de Prague, et, se les remémorant, les interroge, questionne ce qu’ils signifiaient pour les Tchèques à l’époque, ce qu’ils signifiaient pour le reste du monde, ce qu’ils peuvent signifier encore aujourd’hui, et la place qu’il convient de leur donner dans l’histoire. Cette année 1968, remarque Jaroslav Rudiš, n’est même pas mentionnée sur la plaque commémorative, comme si elle était elle aussi sortie de l’autoroute de l’histoire.

Cette époque n’est pourtant pas dénuée de symboles, de traces vives qui continuent de s’insinuer dans les esprits, telles les photos de Josef Koudelka, actuellement exposées à la mairie de Prague, qui sont, selon Jaroslav Rudiš, l’ "incarnation" de cette période, pour les Tchèques comme pour le reste de l’Europe, avec leurs visages en colère et fiers, où l’on pourrait percevoir une certaine espérance naïve, mais où l’on pourrait aussi admirer, nous dit Jaroslav Rudiš, le "feu intérieur" qui anime vers "la croyance en quelque chose de plus élevé".


D’hier à aujourd’hui, le sens d’une date

Si le texte de Jaroslav Roudiš laisse place à la sensibilité, il ouvre également le champ à un certain nombre de questions relatives à l’importance du Printemps de Prague et à sa place dans l’histoire. Si cette période a été marquée par des images fortes, comment doit-on la comprendre, et peut-on véritablement considérer que l’histoire lui a donné suite, notamment en 1989, ou bien était-il déjà alors question de tout autre chose ?

Jaroslav Radiš relate l’échange qui avait eu lieu en 1968/69 entre Milan Kundera et Václav Havel. Pour le premier, le Printemps de Prague fut un de ces moments importants par lesquels seuls des petites nations peuvent exister en créant des valeurs singulières   : ce qui était en jeu dans cette révolte, c’était la possibilité du développement démocratique d’un projet de société socialiste ; l’événement était de portée mondiale. Ce à quoi Vaclav Hável répliqua par le sarcasme, en réclamant de se tourner simplement vers le modèle occidental, pour lequel "la liberté n’est pas l’acquis d’une expérience sociale, mais une évidence». Selon Jaroslav Radiš, 1989 semble avoir donné raison à ce dernier. En effet, souligne-t-il, en 1989, même si Dubček tenta de faire un retour en politique, plus personne ne se souciait de "socialisme à visage humain" : les gens ne réclamaient plus une troisième voie, mais la possibilité de se frayer la leur propre.

Ce débat n’en garde cependant pas moins une portée toujours actuelle selon Jaroslav Rudiš, qui mentionne la réponse en retour de Kundera, qui pointait les lacunes des sociétés occidentales et la domination en celles-ci des seuls valeurs et intérêts commerciaux, contre lesquels selon lui la société tchèque avait à s’élever.

Enfin, en ultime écho de cette répression, d’une date à l’autre, Jaroslav Rudiš évoque ce qui selon lui est la manifestation d’une "répétition des accidents de l’histoire" en un "dangereux remix" : l’invasion russe en Géorgie. "Quarante ans après, les chars russes sont à nouveau entrés en action" et "les photos de Koudelka se mêlent aujourd’hui à celles des agences de presse dans le Caucase". On pourra trouver le rapprochement quelque peu hâtif. Mais il interroge, et continue d’interroger un moment de l’histoire.

Jaroslav Rudiš, "Kurzer Halt an einer Tankstelle", Frankfurter Allgemeine Zeitung, 20.08.08

 

À lire :

- La critique du livrede Joseph Koudelka, Invasion, Prague 68, par Émeric Lhuisset et Frédéric Martel

- L'article du journaliste Christian Schmidt-Hauer paru dans Die Zeit, "Die unerhörten Tage der Freiheit", qui relate le déroulement du Printemps de Prague

- Quelle année a davantage modifié notre réalité en profondeur : 1968 ou 1989 ? Telle est la question posée par Timothy Garton Ash dans un récent article de Die Zeit : "Die späte Morgendämmerung"