Les souvenirs protéiformes de la portraitiste de Marie-Antoinette. Un travail d'édition colossal, un document qui ravira les amateurs.

Un travail d’édition remarquable

Le grand public connaît Elisabeth Vigée Le Brun surtout pour ses portraits de Marie-Antoinette. Cette édition de ses Souvenirs permettra aux amateurs d’entrer plus longuement dans l’intimité de cette femme, dont la vie fut marquée par l’Histoire. Contrairement à ce qui avait été indiqué dans l’édition de Claudine Hermann (Éditions des Femmes, 1986), il ne s’agit pas d’un texte posthume, puisque les Souvenirs furent publiés en 1835-1837. Dans une longue introduction très documentée, Geneviève Haroche commente la composition de ce "texte composite". Elisabeth Vigée Le Brun a soixante-quatorze ans quand elle commence la rédaction de la première partie de l’ouvrage qui retrace sa vie jusqu’à la Révolution. Une série de douze lettres, adressées en 1829, à la princesse Nathalie Kourakin forme le premier volume. Les deuxième et troisième volumes sont composés de trente-cinq chapitres dans lesquels un destinataire collectif est de temps à autre évoqué. Dans ce récit sont insérées des lettres reçues et des minutes de lettres envoyées. Dans la narration du voyage en Italie tout particulièrement, la lettre est utilisée comme document : lettre au peintre Hubert Robert sur Rome, lettre à l’architecte Brogniart sur le Vésuve. Des poèmes dont Elisabeth Vigée Le Brun avait fréquenté les auteurs (certains lui furent même dédiés) ont une valeur décorative. En post-scriptum au premier volume, trente-huit notices intitulées "Notes et portraits" se consacrent à décrire une quarantaine de personnages. Ces notices vont de la description rapide de célébrités (le triomphe de Voltaire à la Comédie-française) à des portraits plus développés comme celui de madame d’Houdetot : artistes, gens de lettres, gens du monde sont associés. Cet appendice constitue "le catalogue privé" du siècle de Vigée Le Brun. Evoquer un siècle, c’est exagérer à peine puisque l’artiste a vécu quatre-vingt sept ans. L’ouvrage est complété par les listes, classées par année et par genre, des œuvres de l’artiste : "En produisant les listes des tableaux réalisés, madame Le Brun prouve son indépendance. Dans une dynamique judiciaire, elle souligne que celle qui a côtoyé tant de prince ne dut jamais sa subsistance et celle de sa fille qu’à sa palette".

Elisabeth Vigée Le Brun a séjourné en Italie, en Russie, à Vienne, en Angleterre et en Suisse. On imagine tous les éclaircissements qu’appellent ses récits de voyages, autant pour les personnes que pour les lieux qu’elle évoque. Le lecteur est ainsi accompagné dans sa découverte par un système de notes très précises et très éclairantes qui font de cette édition une sorte d’encyclopédie portative, tant les connaissances requises sont variées. Le texte n’est pas donné simplement comme un document, mais comme une somme à consulter, grâce aux nombreux index : des noms, des œuvres et des lieux. On trouve au centre de ce beau volume un cahier iconographique tout à fait intéressant et chaque allusion à un tableau est accompagnée de l’indication du lieu où il se trouve actuellement, quand c’est possible, et de sa référence dans le catalogue de l’exposition du Kimbell Art Museum, rédigé par Joseph Baillio. Ce remarquable travail d’édition a nécessité la consultation des manuscrits et d’une bibliographie monumentale.


Être femme, être peintre

Le récit de son enfance est en fait celui de sa vocation de peintre, ce qui conduit la narratrice à une véritable mise en scène de ses jeunes années dans lesquelles se manifeste son goût précoce pour la peinture. Comme le note Geneviève Haroche, "les griffonnages sur les cahiers, les jeux sur le sable, qui sont l’habitude des enfants ordinaires, sont interprétés, dans le sens d’une poussée artistique".  Son père, le pastelliste Louis Vigée, joue le rôle de médiateur et de protecteur dans cette vocation artistique : "mon père me donnait la permission de peindre quelques têtes au pastel et […] me laissait aussi barbouiller toute la journée avec ses crayons." Ses paroles prennent une valeur prophétique : "Je me souviens qu’à l’âge de sept ans, je dessinai à la lampe un homme à barbe, que j’ai toujours gardé. Je le fis voir à mon père qui s’écria transporté de joie : Tu seras peintre, mon enfant ou jamais il n’en sera." Dans ces souvenirs d’enfance, la figure de la mère est plus ambiguë. Jeanne Maissin (Messin) nourrit en effet une préférence pour son fils cadet, Étienne. Lorsque, devenue veuve, elle se remarie, pressée par les nécessités économiques, avec le joaillier Le Sèvre, la jeune Elisabeth accepte que son avare beau-père la dépossède de ses cachets de peintre. À part son père, l’autre présence masculine décisive dans la vie de l’artiste est celle de Jean-baptiste Le Brun, petit-neveu du peintre Charles Le Brun. Sans en éprouver envie, ni besoin, car aucune nécessité économique ne l’y contraint, puisqu’elle gagne parfaitment bien sa vie, Elisabeth Vigée s’engage dans le mariage, le 11 janvier 1771. Elle espère se libérer de la tutelle de son beau-père en épousant cet homme bien fait et agréable. Cet ancien élève de Boucher et de Fragonard a commencé par peindre des scènes de genre. La mort de son père le contraint à reprendre le commerce de tableaux familial et à voyager en Europe. Elle partage avec lui treize années de vie commune, de 1776 à 1789 ; leur divorce, demandé par Le Brun pour des raisons politiques ne sera prononcé qu’en 1794. À de nombreuse reprises, madame Vigée le Brun évoque la présence à ses côtés de sa fille unique, Julie qui meurt en avril 1819, avant la parution des Souvenirs. La chevelure sombre de "Brunette" la distingue de sa mère dont les mèches restèrent, fort tard, d’un délicat  blond cendré. Les deux autoportraits où figure Julie exploitent les nuances ce cette complémentarité charmante. Toutes les pages et les anecdotes sur Julie sont caractéristiques de la naissance, au siècle des Lumières, de la spécificité de l’enfance, et de l’enfant, qui n’est plus considéré comme un adulte en miniature et sans intérêt.

S’appuyant sur les analyse de Nathalie Heinrich dans Du Peintre à l’artiste, Geneviève Haroche montre que "pour une jeune fille qui souhaite devenir peintre au XVIIIe siècle, la voie n’est pas toute tracée." Les femmes de sont pas admises dans les académies. Sa formation reposera sur le contact avec la nature, qu’elle complètera par l’imitation, qui devient vite innutrition. La jeune fille a la chance de visiter quelques rares collections privées accessibles au XVIIIe siècle : "Dès que j’entrai dans une de ces riches galeries, on pouvait exactement me comparer à l’abeille, tant j’y récoltais de connaissances et de souvenirs utiles à mon art, tout en m’enivrant dans la contemplation des grands maîtres." Elle entretiendra avec ses commanditaires princiers des relations privilégiées. La rencontre décisive pour sa carrière d’artiste et pour son destin de femme fut celle avec la reine Marie-Antoinette. Elles ont exactement le même âge. Elle réalise une trentaine de portraits de la reine. Pour la commande officielle qui représente la souveraine entourée de ses enfants, le peintre associe la douceur d’une expression maternelle à celle de la sérénité royale. Restaurer une image flétrie par les récents scandales, telle est sa mission. L’artiste devra accepter l’appui de sa protectrice afin de pénétrer dans ce bastion qu’est l’Académie de peinture (31 mai 1783). Toutefois, elle ne reçoit aucune pension royale et décline toute forme d’honneur susceptible de lui attirer des inimitiés et notamment le prestigieux cordon de Saint Michel, souvent accordé aux artistes, considéré comme un premier pas vers l’obtention d’un titre nobiliaire.

Au moment où s’achève l’exposition "Marie-Antoinette" au Grand-Palais   , ces Souvenirs constituent une lecture très intéressante, à la fois à titre esthétique, politique et historique sur la condition d’une femme artiste dans la société d’Ancien Régime et dans l’Europe des émigrés.


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