Les socialismes sont nés au XIXe siècle dans leur expression politique. Ce dictionnaire propose un bilan des deux siècles écoulés depuis sa naissance.

Cette Histoire globale des socialismes est, comme son titre l'indique, un travail d'ampleur qui rassemble près de cinquante collaborateurs et propose un bilan de deux cents ans d’histoire du socialisme. Elle s’inscrit dans la continuité d’innombrables travaux sur ce thème, dont plusieurs synthèses englobant toutes les périodes, de l’Histoire du mouvement ouvrier d’Edouard Dolléans (Armand Colin, 1853-1953) à l’ouvrage collectif en quatre volumes, dirigé par Jacques Droz, L’Histoire générale du socialisme (PUF, 1972-1978) et celui de Jean Ellenstein L’Histoire mondiale du socialisme (Armand Colin, 1984). Il conviendrait d’y ajouter l’ensemble des synthèses thématiques relatives à ce que, pendant longtemps, la recherche a qualifié de mouvement ouvrier, à l’image du Dictionnaire biographique piloté par Jean Maitron (éditions ouvrières, 1964-2016).

De la diversité du socialisme

La définition de socialisme demeure complexe. Cette théorie politique nouvelle propose de fonder une société alternative, égalitaire, en rupture avec le régime capitaliste. Elle repose sur un constat initial : les injustices générées par l’économie de marché, qu'il s'agit de combattre. Le constat se traduit ainsi par un affrontement entre deux groupes, les opprimés et les oppresseurs. Cet affrontement peut prendre des dimensions sociales – la lutte des classes – mais aussi aussi politiques, culturelles, économiques, etc.

En réalité, le capitalisme, depuis la naissance de la société industrielle, a créé diverses contestations. Le socialisme, pris au sens large, en est une parmi d'autres. Ce terme recouvre la dimension utopique propre au XIXe siècle. Il est prolongé par les différentes initiatives qui proposent des alternatives par des micro-expériences de mises en commun. Il peut aussi souhaiter organiser les travailleurs dans leur espace quotidien, comme dans une projection de la société à venir et une annonce de sa possibilité : tel est le projet immédiat du « syndicalisme ». Les anarchistes, quant à eux, construisent un modèle à partir des expériences vécues afin de théoriser une société sans État, alors que les socialistes, à partir du XXe siècle, tentent de gérer l’État et d’améliorer le fonctionnement de la société capitaliste pour tendre au but ultime qu’est le socialisme. Enfin, la pratique du pouvoir exercée par les communistes, induit la création de régimes criminogènes dont la matrice demeure le modèle soviétique. Le socialisme englobe aussi les champs de protestations que sont les conflits sociaux autour du travail et des questions salariales. Il pose également des questions sociétales, à travers l’analyse des modes de domination spécifiques, qu'ils concernent des minorités - à l’image des immigrés - ou le groupe démographiquement majoritaire des femmes.

« Socialisme » est donc un mot à employer au pluriel. Il balance entre plusieurs pôles, se conjuguant entre les objectifs immédiats et les buts lointains de transformation sociale pour aller vers une mise en commun de la gestion de la société. Les voies réformiste ou révolutionnaire sont les deux visions principales qui guident les choix tactiques et stratégiques des acteurs et des mouvements sur le court et le long terme. Trois grands thèmes marquent les différentes entrées : « les mots du socialisme », « les moments » et « les figures » proposent une interprétation de ces familles de pensées et d’action.

Les lexiques socialistes

La partie la plus fournie est celle qui examine « les mots du socialisme ». La première entrée, consacrée à « l’aliénation », analyse les formes de domination plus ou moins inconscientes produites par le capitalisme. Le dernier thème de cette partie porte sur « l’utopie », comme condamnation du capitalisme par l’invention d’une autre société. Ces articles résument les différents projets socialistes permettant de distinguer les points communs et les différences.

Tous s’adressent à deux groupes sociaux en priorité : les « ouvriers » et les « paysans », puis élargissent durant le XXe siècle leurs messages aux classes moyennes et aux minorités, jusqu’à parfois en oublier les classes populaires. Par ailleurs, l’analyse de l’État est un des critères de distinction entre les différentes formes de socialisme. Son rejet complet est défendu par les anarchistes. Sa gestion est proposée les socialistes dont les discours de Léon Blum sont une des illustrations. Enfin, la prise de contrôle du pouvoir et de l’État est défendue par Lénine, Trotski et Staline. Les différences sont saisissantes et viennent traduire des rapports opposés à la question des libertés et du contrôle de la société.

Les notices illustrent aussi les réalités différentes de ce qu’ont pu être les socialismes comme mouvements politiques et sociaux. Les socialismes ont des analyses souvent communes quand il s’agit de penser la création ou le développement des mouvements de masses. Leurs analyses sont en revanche radicalement différentes lorsque elles examinent les hiérarchies internes aux mouvements et au fonctionnement des « partis ». Le léninisme introduit une nouveauté et une différence fondamentale entre les cultures socialistes, et ce même lorsque les partis communistes deviennent des partis de masse.

Les entrées analysent également les différents axes de propagande. Elles envisagent les condamnations prononcées et les détestations des régimes illustrés notamment par les notices consacrées au « capitalisme », « fascisme », « colonialisme », « racisme ». Le dictionnaire envisage aussi les origines communes : « les lumières », « l’athéisme », « le progrès » et les thèmes communs à la majorité des socialismes « féminisme », « internationalisme ». Une autre perspectivement abondamment travaillée est celle des rapports des socialismes à des alternatives qu’ils peuvent eux-mêmes proposer pour faire évoluer la société capitaliste, ou pour construire un contre modèle comme le « syndicalisme », les « coopératives », l’« éducation ».

Les « mots du socialisme » traitent encore des aspects représentant d’une culture commune ou au contraire accentuant les différences comme « le cinéma », « la littérature », « les intellectuels », etc. Ils évoquent les aspects clivants comme « la morale », « la sensualité », « la république » et en dernier lieu « la révolution ». Les auteurs laissent une large place aux contestations contemporaines, dont le traitement est proportionnellement nettement plus important alors qu’elles sont minoritaires au regard des précédentes périodes de l’histoire du socialisme.

Des dates et des hommes

Cette chronologie est évoquée plus directement à travers la deuxième partie, consacrée aux « dates » du socialisme. Les auteurs choisissent d’ouvrir l’histoire du socialisme en « 1793 », au moment où le régicide constitue le tournant qui permettrait de le penser. L’horizon utopique serait ouvert par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de l’An II. La tension entre les mouvements populaires et leur représentation en constituerait la base. Enfin, l’année « 1793 » marquerait aussi le clivage, dans les interprétations révolutionnaires à venir, entre les marxistes et les autres courants du socialisme.

La chronologie se poursuit par une entrée consacrée à « 1840 » et au premier banquet communiste, marquant la rupture lexicale, qui met cependant plusieurs années à s’imposer. Les grandes années du socialisme sont présentes comme « 1848 » pour la revendication du droit des peuples et les premières formulations des théories socialistes. Les dates attendues comme la fondation de l’Association internationale des travailleurs ou la Commune de Paris sont présentes. De même, l’année « 1905 » marquant l’unification du mouvement socialiste en France ou « 1914 » à l’origine des ruptures majeures dans ce même mouvement.

Le début de la Grande guerre, qui oppose les nations à rebours de l'idéal internationalistes, souligne la dichotomie entre les discours antimilitaristes et la réalité du ralliement de la majeure partie des socialistes à l’Union sacrée. La quasi-totalité des militants participent aux combats, ceux qui désertent et arrivent à se placer totalement « au dessus de la mêlée » sont extrêmement minoritaires. Ce constat sert de prétexte à la grande rupture de 1917 et aux différentes tentatives unitaires, en France et dans plusieurs autres pays en 1936 ou en 1944.

L’émergence des nouvelles forces politiques est particulièrement soulignée entre la naissance de la Chine maoïste en 1949 et du tiers monde en 1955, ou du mythe du socialisme tropical avec l’exemple cubain en 1959. Les ruptures internes au mouvement communiste international ne manquent pas, comme l’illustrent les années 1956, 1979 et 1989. Elles soulignent en creux le poids de l’URSS sur le socialisme. Son bilan humain, écologique et moral représente un poids et un angle mort de l’histoire et de la mémoire de ces courants, qui refusent en grande partie d’en tirer les conclusions. Enfin, comme une répétition de la critique du capitalisme nécessairement à l’agonie, existant depuis son origine, la partie se clôt sur l’année 2008, symbole de la crise, validant les discours critiques.

La dernière partie consacrée aux « figures » du socialisme illustre des choix forcément symboliques. Les figures tutélaires du socialisme sont présentes depuis les fondateurs, et leur nombre s'enrichit des réformateurs et des visages qui émergent dans les mondes coloniaux. Il faut d’ailleurs noter la proportion importante des libertaires dans ce thème. Leurs biographies permettent d’illustrer la vie et la diversité de ces « amants passionnés de la culture de soi même, ennemis de toutes les dictatures (y compris celle du prolétariat) », pour reprendre les mots de Fernand Pelloutier. Ils y figurent en contrepoint à tous les dictateurs se revendiquant du socialisme (Lénine, Trotski, Staline, Khrouchtchev, Mao, Hô Chi Minh). Oppositions qui marquent une nouvelle fois les conceptions différentes du socialisme, ce qui justifie son usage pluriel dans ce livre.

Un bilan critique critiquable

Cette somme passionnante n’en propose pas moins des choix hasardeux. Certains oublis surprennent, au premier rang desquels l'absence de l’année 1789 pour la Révolution française. On s'attendrait également à voir aborder l’année 1906, qui reconnaît l’indépendance du mouvement syndical par rapport au parti politique, en France mais aussi en Allemagne. De même, l’année 1921 est essentielle en Russie et pour le mouvement communiste international : elle signifie l’interdiction des fractions ou des tendances chez les bolchéviques suite au Xe congrès du PC(b), la naissance officielle de plusieurs partis communistes et les massacres en Russie soviétique des marins de Kronstadt ou des insurgés de Tambov. Enfin, l’absence de 1939, et donc du pacte germano-soviétique, révèle quelques impensés de cette histoire.

Le choix des figures peut également laisser le lecteur parfois perplexe : pourquoi « Jacques Delors » et pas François Mitterrand ? Pourquoi ne pas avoir fait figurer des syndicalistes ayant piloté les organisations syndicales internationales, que ce soit Léon Jouhaux ou Walter Citrine, voire des figures gênantes dans l’histoire de la gauche comme Albert Thomas ? La partie thématique est plus aboutie, même si l’absence d’entrée « socialisme », compensée par deux entrées « social-démocratie » et « socialisme libéral », fort bien analysées, soulève une interrogation. De même, le choix de scinder communisme en « mouvement politique » et en « théorie communiste » ne convainc pas réellement, sauf à vouloir sauver la théorie de la pratique. Certaines entrées sont partielles, ce qui est sans doute inévitable dans ce genre d'exercice : ainsi le pacifisme est réduit au rapport des socialistes à la guerre. Et quelques erreurs factuelles demeurent - là encore inévitablement : George Orwell devient membre des brigades internationales, alors que son livre Hommage à la Catalogne vient témoigner de son itinéraire dans la colonne du Parti ouvrier d’unification marxiste.

La principale réserve tient à ce que la lecture idéologique proposée inscrit parfois l’ouvrage dans une démarche davantage militante que scientifique. Nombreux des auteurs appartiennent ou ont été membres du PCF, de la France insoumise ou du NPA, ce qu’ils revendiquent d'ailleurs dans leur analyse du socialisme. Les promoteurs du livre s’inscrivent également dans la lignée des propos de Rosa Luxembourg, affirmant que l’alternative se situe encore et toujours entre socialisme ou barbarie, ce qui donne le postulat initial de l’ouvrage : « il est urgent de renouer avec une lecture critique combative, à la fois économique, politique et écologique de l’ordre existant. Cela passe par la connaissance de son histoire, à laquelle cet ouvrage espère œuvrer ». Une telle perspective a pour conséquence qu'on devra s'en remettre à d'autres lectures pour rectifier certains biais et parvenir à une compréhension scientifique globale des socialismes.