Cette tentative de synthèse adopte une démarche d’histoire culturelle intéressante mais échoue à convaincre par manque de rigueur scientifique.

C’est sous cet intitulé alléchant qu’une exposition se tient à Pontoise, au musée Tavet-Delacour du 5 avril au 29 juin 2008. Le catalogue a été rédigé par Eliane Strosberg, auteur par ailleurs d’un livre sur les rapports entre l’art et la science. Le biais choisi, qui consiste à se focaliser sur la représentation de la figure humaine, présente deux avantages : ce sujet est un dénominateur commun suffisamment large pour aborder l’œuvre d’artistes très différents, et d’autre part, son analyse permet d’articuler une dimension culturelle (l’humanisme), et une dimension artistique (l’expressionnisme). L’exposition entreprend de montrer que les peintres juifs du vingtième siècle se sont particulièrement attachés à représenter la figure humaine parce qu’ils y étaient prédisposés tant par leur culture que par leur histoire collective.


L’expérience juive en question

Le principe qui a prévalu à l’organisation de cette exposition était, comme nous l’explique dans sa préface Christophe Duvivier, le directeur des musées de Pontoise, de présenter un type de production spécifique du vingtième siècle à un très large public, dans la ville d’Otto Freundlich, mort en déportation à Sobibor en 1943, et surtout de Camille Pissarro (1830 – 1903), figure symbolique de l’artiste juif. Cette exigence d’universalité et d’accessibilité du propos est constamment respectée dans le catalogue : on le voit dans le premier chapitre (intitulé "l’expérience juive"), qui constitue une introduction très générale aux grandes thématiques de la culture juive, ainsi que dans le choix d’insérer un glossaire et une chronologie en fin d’ouvrage. Ces outils rendent la lecture aisée pour quelqu’un qui ne serait pas un familier de cette culture.

Dans une introduction rapide, l’auteur expose les grandes difficultés du projet. Le parti pris de l’exposition est clairement indiqué : il s’agissait de montrer des artistes juifs, mais qui n’expriment la plupart du temps qu’indirectement leur appartenance à une culture judaïque. La difficulté vient alors de l’hétérogénéité des œuvres choisies. L’entreprise est ambitieuse du point de vue spatial et historique : diaspora oblige, le champ couvert par l’étude est particulièrement vaste (sa géographie est centrée sur les trois grandes villes artistiques du vingtième siècle : Paris, Londres, New York, mais embrasse aussi l’Europe centrale, la Russie et Israël). Les bornes chronologiques choisies sont celles du vingtième siècle, mais auparavant, l’auteur revient longuement la période précédente, dans un chapitre intitulé : "l’art juif avant l’Emancipation". L’analyse du vingtième siècle est organisée en deux chapitres distincts, distribués autour de la rupture que constitue la seconde guerre mondiale et la Shoah.

L’auteur aborde en premier lieu la culture juive. Cette notion est traitée sous l’angle de l’expérience, comme on pouvait le comprendre dès le titre de l’exposition. Cela évite un discours trop simplifié sur cette culture dont la richesse s’accorde mal avec la nécessaire rapidité du propos. Au contraire, en insistant sur un "être-juif", l’auteur met l’accent sur ce que les artistes ont vraiment en commun, au-delà des différences d’origine, d’époque ou de pratique. C’est à ce moment-là du raisonnement que se fait l’articulation entre une culture humaniste, qui place l’homme au centre de ses préoccupations et une prédilection, en art, pour la représentation humaine. L’histoire personnelle des artistes juifs cités montre clairement à quel point ils ont hésité entre un message universel et le désir d’une affirmation de leur identité. On aimerait que le catalogue nous fasse voir avec autant de clarté comment cette dialectique se manifeste au cœur des œuvres.


Une synthèse discutable

Au cours des trois chapitres suivants, Eliane Strosberg entreprend de retracer la chronologie de cet art humaniste. Elle précise d’emblée que l’interdit de représentation n’a jamais été si strict que l’on a parfois voulu le dire : on connaît des représentations humaines, et même des nus qui datent de l’Antiquité (que l’on pense à la célèbre synagogue de Doura Europos en Syrie, la plus ancienne que l’on connaisse et qui est ornée de vastes fresques). Néanmoins, la multiplication des vocations artistiques juives au 19ème siècle est un phénomène inédit.  Autant la première partie de l’ouvrage était de relativement bonne tenue, autant la suite semble beaucoup moins soignée. La langue même laisse à désirer à plusieurs reprises : la syntaxe est parfois incertaine, les appositions, notamment, sont malmenées tout comme le lexique (la confusion entre endogamie et exogamie peut être due à un regrettable lapsus, mais l’emploi de certains mots comme "pastiche" paraît parfois hasardeux). La réflexion souffre nécessairement de l’imprécision des termes employés.

La question de l’expressionnisme des œuvres présentées fait l’objet d’un traitement plutôt flou, malgré ce que le titre pouvait laisser supposer. L’expressionnisme est d’abord un mouvement artistique allemand du début du vingtième siècle, et il est d’ailleurs présenté comme tel dans un court développement consacré à ce moment de l’histoire de l’art. Cependant, l’expressionnisme au sens large peut être employé comme une catégorie formelle. Dans ce cas, le terme doit faire l’objet d’une définition plus serrée. Le début de l’ouvrage présentait l’expressionnisme des peintres juifs comme la conséquence, de la part de ces artistes, d’un souci constant d’identification à l’autre à travers la peinture. Par le jeu des physionomies, le peintre cherche à faire éprouver de la compassion pour la souffrance et la mélancolie du modèle, il fait partager ses émotions, qu’elles soient joyeuses (souvent liées à la famille) ou tristes (ce sont les thèmes de l’exil, de la persécution). L’artiste juif montre ainsi son désir d’atteindre à l’universalité. Son art ne se veut pas ethnique mais bien éthique : c’est un véritable humanisme, il nous parle de la condition humaine telle que nous la partageons tous.

Or, une telle hypothèse, qui met en rapport une forme artistique et une culture, et reste au demeurant très recevable, n’est jamais prouvée par aucune argumentation formelle : on aimerait savoir quelles sont les solutions adoptées par les artistes juifs pour atteindre une telle expression. Plus grave encore, la démarche même de l’exposition se trouve mise à mal dans la suite de l’ouvrage. En effet, parler d’expressionnisme à propos de Modigliani, cela passe encore, et le terme convient particulièrement bien pour Ludwig Meidner (1884 – 1966) qui a entretenu des liens avec le groupe expressionniste allemand Die Brücke. Mais comment rattacher à l’expressionnisme le Pop Art mentionné à la fin ? Il est plus difficile encore d’y rattacher le réalisme contemporain comme celui de Lucian Freud. Il paraît donc abusif de faire de l’expressionnisme la manifestation formelle obligée de l’humanisme. Enfin, pour prendre le problème dans l’autre sens, toute représentation de la figure humaine est-elle forcément un humanisme ? Cette position semble assez ironique lorsque l’on pense par exemple à l’art national-socialiste, ou au réalisme socialiste.

De façon générale, le propos est trop souvent descriptif là où il y aurait pu y avoir des amorces de réflexions intéressantes : un tel catalogue, s’il n’est pas le lieu de régler des questions aussi complexes, doit au moins les poser. De ce point de vue, le début de l’ouvrage était prometteur, alors que la suite tombe dans des simplifications décevantes. Le discours se réduit parfois à de rapides rappels historiques avec des arrêts sur quelques personnalités, plus ou moins connues. Cela tourne parfois à la collection de monographies, qui sont traitées de façon trop expéditive pour que l’on ait la bonne surprise de découvrir un peu mieux un artiste mal connu, voire totalement inconnu de nous.

Enfin, l’une des thèses de l’ouvrage est, me semble-t-il, tout-à-fait discutable : il s’agit de cette idée selon laquelle les artistes juifs se sont tenus à l’écart des grands courants. Tout d’abord, ce n’est historiquement pas exact : ici, quelques contre-exemples, même frappants (entre autres, on peut penser à Mark Rothko et l’expressionnisme abstrait, à El Lissitzky, que Madame Strosberg mentionne, il est vrai, et son adhésion au suprématisme…), ne suffiraient pas. Les problèmes d’appartenances d’artistes à des courants sont extrêmement délicats et ne peuvent faire l’objet de tels raccourcis. De plus, cette idée se présente comme la conclusion logique d’une autre, assez tendancieuse, selon laquelle les artistes juifs auraient privilégié le spirituel contre ce que l’auteur ne conçoit que comme une "spéculation formelle", expression à travers laquelle il faut lire, sans doute, l’abstraction. Étrangement, l’auteur reprend ici un argument discutable qui fait des artistes juifs des gens restés à part de la modernité, celle-ci étant prise au sens du formalisme le plus plat, et parfois même rapprochée d’un nihilisme. C’est une prise de position qui demanderait à être argumentée, et qui est plus polémique que Madame Strosberg ne semble le penser.

L’exposition de Pontoise et son catalogue s’attaquent à des problèmes difficiles mais passionnants, et une telle initiative ne doit pas être sous estimée. De ce point de vue, la première partie de l’ouvrage constitue une assez bonne introduction, agréablement illustrée, à ces questions. Le propos est visiblement très documenté, ce qui est incontestablement très appréciable, mais joue parfois au détriment de l’argumentation. Dans son ouvrage Existe-t-il un art juif ? l’historien de l’art Dominique Jarassé appelle "historique" cette méthode qui consiste à opposer un inventaire de productions et de noms à tous ceux qui mettraient en doute l’existence d’un art juif. Ce n’est pas exactement en ces termes que l’exposition et son catalogue posent la question, pourtant, une telle méthode s’y retrouve constamment : une avalanche de noms et situations diverses vient trop souvent se substituer à la réflexion, comme si, au fond, persistait une angoisse que l’objet même de cette réflexion (la prégnance de l’expérience juive sur les artistes juifs du vingtième siècle) ne soit pas reconnu.


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