La publication de la thèse de Fabio Bruschi reprend à nouveaux frais les questions posées par la philosophie althussérienne.

Fabio Bruschi prend comme point de départ la réflexion d’Althusser sur l’histoire et le fait qu’il présente la pensée de Marx comme ce qui permet de distinguer le plus rigoureusement possible les évènements ayant une portée historique – et donc qui doivent être pris en compte pour l’écriture de l’histoire – des autres. Marx s’appuie sur le critère de l’impact social d’un évènement. Comme le dit Althusser : « il y a histoire de ce qui constitue les formations sociales », et allant plus loin dans l’analyse de ce qui fait évènement en histoire, Althusser précise que les critères qui définissent ce qui est historique dans l’histoire sont fixés par les victoires et les échecs dans la lutte des classes implique que le critère fondamental – la lutte des classes – impose des critères variables, toujours en instance, suivant la classe qui sort, momentanément, victorieuse de la lutte.

Le livre de Bruschi provient de sa thèse et est accompagné d’une préface d’E. Balibar. L’auteur s’essaie à la reconstruction de la pensée d’Althusser, à la fois en précisant quel est son rapport à Marx, en montrant l’évolution de sa pensée, en la comparant à d’autres lectures de Marx et en en tirant des conclusions sur la façon de mener efficacement la lutte des classes prolétarienne sans dissoudre l’autonomie des masses dans les exigences de quelques intellectuels qui le gouvernent.

 

Althusser éternel lecteur de Marx

Si Althusser relit Marx, c’est parce qu’il se sait dans un moment-clé, puisqu’il est la « rencontre, l’union et la fusion tendancielle de la théorie de l’histoire et de la société initiée par Marx (…) et du mouvement ouvrier organisé ». Il réfléchit à la façon dont il faut comprendre la lutte des classes : elle n’est pas la révolte de la classe ouvrière contre des conditions d’exploitation données, et à la réaction de la bourgeoisie à cette lutte. Car ce qui est premier, ce sont les conditions d’exploitation, c’est-à-dire la forme fondamentale de la lutte de la classe bourgeoise, donc que l’exploitation est déjà lutte de classe. Ce qui est premier dans la lutte des classes, ce n’est donc pas la révolte ouvrière, mais l’exploitation bourgeoise ; souligner ce trait permet de comprendre pourquoi la lutte de la classe ouvrière mit si longtemps à trouver ses formes d’existence, pourquoi la lutte de classe est fondamentalement inégale, pourquoi elle n’est pas menée dans les mêmes pratiques du côté de la bourgeoisie et du prolétariat, et pourquoi la bourgeoisie impose, dans les appareils idéologiques d’État, des formes destinées à prévenir et à s’assujettir l’action révolutionnaire de la classe ouvrière. La lutte des classes n’est pas une lutte loyale et équitable sur un terrain neutre, mais sur un terrain construit par la bourgeoisie, en tant que classe dominante, dans les conditions établies par elle, aussi Althusser défend-il la thèse que « la lutte des classes et l’existence des classes sont une seule et même chose », autrement dit ce n’est pas la classe bourgeoise qui crée la classe ouvrière, mais c’est « la lutte de classes bourgeoise (contre la classe féodale et contre les producteurs directes de la féodalité) qui crée la classe ouvrière et la lutte de classe ouvrière »

L’idéologie est soigneusement analysée par Althusser, qui voit en elle le moyen par lequel les individus s’inscrivent dans des formes d’individualité déterminées. Inconsciemment un système de représentation s’impose, comme le remarque, dans une première analyse, Althusser. Mais il complète et détaille plus tard cette analyse en insistant de plus en plus sur la dimension matérielle de l’idéologie et l’illustre avec la notion de mœurs, puis avec une exposition patiente des AIE (appareils idéologiques d’État), qu’il distingue des appareils répressifs d’État (police, prison, etc.). Les AIE agissent de telle sorte que la violence et certains autres moyens d’expression de la lutte des classes apparaissent, même aux prolétaires, comme illégitimes. Ainsi, les AIE inculquent l’illégitimité absolue de la violence sociale (tout en légitimant le droit de grève), ce qui affaiblit et presque dénature la forme que pourrait prendre la contestation sociale. En obligeant le prolétariat à se plier aux formes bourgeoises, ou du moins autorises par l’idéologie bourgeoise, de lutte. Et l’État bourgeois prétend effacer son origine et sa nature bourgeoises en affichant une neutralité de contenu (il peut théoriquement favoriser tour à tour prolétariat ou bourgeois), une impartialité sociale. Ainsi la protestation de la classe dominée peut s’exprimer, mais en jouant le jeu bourgeois avec des règles bourgeoises (pas de violence, on ne touche pas à la propriété privée, etc.), donc en étant condamnée d’avance à l’inefficacité, ce dont témoigne une citation d’Althusser : l’État « veille (…) à ce que la lutte de classe, c’est-à-dire l’exploitation, soit non pas abolie mais conservée, maintenue, renforcée, et bien entendu au profit de la classe dominante, donc [à ce] que les conditions de cette exploitation soient conservées et renforcées ». Sont essentiellement analysées par Althusser les AIE juridiques, politiques, syndicales et scolaires.

L’AIE juridique est un système nécessairement répressif qui agit en étroite collaboration avec l’idéologie morale. En effet, le fonctionnement du droit se fonde sur l’évidence, partagée par les sujets, que tous les hommes sont par nature libres et égaux. De plus, il tire sa forme obligatoire du fait que, à cause de l’idéologie morale, les sujets se trouvent obligés par leur conscience et leur sens du devoir à respecter leurs engagements. Parce que ce qui est interdit par la loi devient un acte considéré comme mauvais, la morale (au moins la morale sociale) prend le relais du droit, en ce qu’avant même d’être juridiquement punie, une action contraire à la loi est moralement condamnée.

Les AIE politique et syndicale sont soumis à l’idéologie d’état qui comportent des dangers : le « crétinisme parlementaire » (limiter la lutte politique aux élections, à la représentation parlementaire) pour les parties politiques et « l’économisme » (apolitisme syndical puisque le syndicat doit défendre les intérêts d’une profession, et pas d’une classe pour les syndicats). Ces dangers sont l’effet de la limitation que les AIE imposent aux formes de lutte des classes pour les inscrire dans l’ordre légal bourgeois – et étatique. De plus, la bourgeoisie divise ainsi le mouvement ouvrier en mouvement politique et en mouvement syndical, en prenant soin qu’ils ne fusionnent pas. Cette division s’exprime par le fait que des syndicats semblent défendent des « intérêts matériels » des ouvriers, sans perspective ni stratégie révolutionnaire globale, tandis que les politiques prétendent trouve une place et un rôle pour le prolétariat, presque indépendamment de ses conditions réelles concrètes de vie (ce qui peut aboutir à la grève quand la gauche accède au pouvoir).

L’AIE scolaire est un outil pour l’État – donc pour les bourgeois – qui vise à reproduire la division technique entre postes dans la production. Il faut des qualifications pour les postes les mieux rémunérés, donc il faut penser la qualification aussi en termes de luttes de classes. Cette qualification est surtout assurée par l’école. Mais le rôle de l’école ne se réduit pas à cela. Comme l’écrit Althusser : « la reproduction de la force de travail exige non seulement une reproduction de sa qualification, mais, en même temps, une reproduction de sa soumission à ces règles du respect de l’ordre établi, c’est-à-dire une reproduction à sa soumission à l’idéologie dominante pour les ouvriers, et une reproduction de sa capacité à manier l’idéologie dominante pour les agents de l’exploitation et de la répression (…) c’est dans les formes et sous les formes de l’assujettissement idéologique qu’est assurée la reproduction de la qualification de la force de travail. »

Pour Althusser, l’école est l’AIE dominant, qui a remplacé l’Église. Althusser n’approfondit pas davantage cette analyse, mais charge d’étudier ce point Baudelot et Establet, qui publient leurs analyses sur l’école dans une perspective proche de celle d’Althusser. Ils montrent ainsi que si l’école se prétend unitaire et unificatrice, c’est parce que les différentes formations scolaires seraient une continuité : on passe d’une classe à l’autre et chaque classe prépare à la suivante et parce que depuis la IIIe République, elle se veut un ciment idéologique. C’est vrai qu’aux yeux de la bourgeoisie l’école est unitaire et unificatrice ; mais aux yeux des autres, ce n’est pas le cas, car l’école apparaît aux yeux des dominés comme « divisée en deux réseaux de scolarisation distincts ». L’idée centrale, c’est que l’école se structurerait en deux réseaux : le réseau primaire-professionnel et le réseau secondaire-supérieur. Ces réseaux se constituent en fonction des postes de la division sociotechnique du travail, c’est-à-dire de la nécessité de reproduire la division entre classes. Et on peut considérer qu’il y a distinction et détermination sociale, dès qu’à l’école on rencontre des filières ou des choix d’orientation.

 

L’évolution de la pensée althussérienne

La pensée d’Althusser dans le temps prend la forme de séquences qui ne sont pas radicalement discontinues, puisque comme le note F. Bruschi : « chaque séquence approfondit, précise, enrichit, modifie les coordonnées de la précédente de manière à s’approcher de plus en plus du foyer fondamental du matérialisme historique, comme pensée de la pratique politique de transformation structurale en conjoncture ». L’auteur analyse soigneusement chaque période de la pensée de l’auteur, ainsi, par exemple, il consacre des développements minutieux au « matérialisme aléatoire » ou « de la rencontre », dernière position théorique identifiée d’Althusser est mise en rapport avec les autres positions philosophiques occupées par ce dernier. Si ces écrits sont si importants pour penser le matérialisme historique comme pensée de la pratique politique, c’est parce qu’ils constituent l’ultime tentative althussérienne d’expliquer ce qui se passe dans les phases de transition, c’est-à-dire lors du passage entre un mode de production et l’autre.

En effet, les deux écueils du matérialisme historique sont ce que F. Bruschi appelle judicieusement sa compréhension « téléologique » et sa compréhension « eschatologique ». Comme le note l’auteur : « le matérialisme de la rencontre vise en effet à formuler une théorie de la transition qui refuse de réduire le passage d’un mode de production à l’autre à une évolution progressive à partir d’une origine et vers une fin, tout autant qu’un surgissement miraculeux du « tout autre » ». D’ailleurs Althusser voyait dans la section VIII du livre I du Capital, consacré à l’accumulation primitive un moment important, et une tentative de rendre compte du passage du mode de production féodal au mode de production capitaliste.

Bruschi lit le matérialisme aléatoire contre André Tosel qui voit pour le dernier Althusser que « la science de l’histoire se réduit à un pari sur l’évènement imprévisible de sa transformation ». Ce que confirmerait une remarque d’Althusser dans son cours sur Rousseau. Or F. Bruschi montre que le surgissement d’une nouvelle configuration dans l’ordre du travail et de la production ne se réduit jamais au hasard. Comme il l’écrit, pour Althusser, « toute réalité est le résultat de de la rencontre (ou conjonction) d’éléments produits par des séries causales différentes ». Cette rencontre n’est donc pas inscrite de manière nécessaire dans la logique propre au devenir de chaque série causale. Chaque rencontre est bien aléatoire, à la fois par sa cause, puisque rien ne garantit que tel état de chose provoquera une rencontre, mais encore chaque rencontre est aléatoire par ses effets : rien ne garantit non plus la permanence, la consistance ou les conséquences de cette rencontre.

Aussi cette pensée permet-elle « à Althusser d’affirmer la discontinuité et la contingence radicale de l’histoire contre la téléologie, qui pose que le principe de toute nouvelle structure historique est inscrit comme un germe dans celle qui la précède et que l’ensemble du mouvement historique est orienté par son origine en vue de sa fin. La rencontre détermine en effet rétroactivement ses éléments sans que son avènement ou sa forme ne soient inscrits préalablement en eux. D’autre part, il permet aussi à Althusser de soutenir la possibilité d’expliquer le devenir historique contre l’eschatologie, qui affirme qu’on ne peut pas rendre compte du passage d’une structure à l’autre ».

En effet, il y a des éléments utiles dans une structure sociale, or, par hasard, une nouvelle configuration entre ces éléments qui étaient déjà là rend possible une nouvelle structure. Si ce n’était pas par hasard, il y aurait développement nécessaire ou inscrit dans ses éléments, donc téléologie ; et si rien de déjà là ne pouvait expliquer la rupture, ou la transition, il y aurait comme apparition d’un tout autre, donc eschatologie : « la rencontre est en effet contingente à la fois pour la structure qui la précède (puisqu’elle n’est pas inscrite dans la logique du devenir de cette structure) et pour la structure qui, à travers elle, se constitue (puisqu’elle ne devient nécessaire que dans l’après-coup de cette rencontre) ».

F. Bruschi montre que l’analyse du surgissement du mode de production capitaliste corrobore la théorie althussérienne. Car « les éléments qui constituent le mode de production capitaliste sont produits au sein du mode de production féodal sans que soit inscrite en lui la nécessité de leur rencontre et de la figure qu’ils prendront à sa suite. Le mode de production féodal n’accouche donc pas du mode production capitaliste, bien que ce dernier dépende dans son surgissement de ce qui le précède. » Althusser insiste en effet sur le fait que les différentes histoires (enclosure et homme aux écus) poursuivent chacune une fin propre, cohérente avec la « logique du monde féodal, mais dont le résultat, une fois cette fin atteinte, ne correspond plus à ce qui était attendu. Ce qui s’est passé est que plusieurs processus se sont développés de telle manière que le cadre même de leur développement a changé, puisque s’est produite une rencontre entre eux qui l’a bouleversé, de sorte qu’en atteignant leur but, ces processus produisent en même temps un résultat tout à fait différent ». Ainsi par exemple, le mouvement des enclosure a ses causes propres, qui a poussé une main d’œuvre misérable vers la ville, qui s’est faite embauchée, pour d’autres causes par l’homme aux écus, qui, lui-même, n’est apparu que pour des causes encore hétérogènes, ce qui atteste du caractère non-téléologique du processus. Cette perspective a pour corrélat que le capitalisme n’est pas le fruit de la volonté depuis toujours de l’homme aux écus, mais que la stratégie de classe des hommes aux écus « participe à la production d’une rencontre dont ils se trouvent ensuite pouvoir profiter en la répétant systématiquement ».

De même F. Bruschi montre comment la philosophie althussérienne se construit en dialoguant avec un certain nombre de penseurs contemporains. Ainsi, l’auteur montre comment Althusser étudie la lutte des classes en se démarquant avec précision d’autres auteurs comme Sartre et J. Lewis. Contre eux, il considère que : « la lutte des classes est le moteur de l’histoire, mais non pas parce qu’une classe serait le porteur (conscient ou inconscient) de son sens. Il n’y a pas de sens de l’histoire, mais une multiplicité de rencontres répétables qui constituent l’un ou l’autre mode de production et qui sont en partie déterminés par la lutte menée par les différentes classes en vue de ce qu’elles imaginent être le sens de l’histoire de par leur place dans l’un ou l’autre mode de production ». De la même façon, l’auteur distingue ce qu’il y a de commun et de différent dans la conception du temps de l’École des Annales et celle du penseur marxiste. Althusser reconnaît à l’École des Annales le mérite d’avoir compris l’histoire comme enchevêtrement de temporalités plurielles, mais il leur reproche d’en rester à ce constat, de faire comme s’il s’agissait de variations mesurables par la durée au temps ordinaire, ce qui revient, finalement toujours, à insister sur la continuité du temps un.

 

Althusser chef de file : pour une politique prolétarienne légitime et efficace

F. Bruschi prend soin de ne pas dissocier la pensée philosophique d’Althusser de son engagement communiste. Le combat politique d’Althusser va au-delà de l’État conçu selon la conception bourgeoise. En effet, il remarque que, pour Althusser, « la tâche fondamentale de la lutte des classes prolétarienne sera d’organiser les masses en classes, et non pas de les représenter comme un sujet » conformément à sa conception de la lutte des classes. Et l’erreur serait de croire que, si les masses font l’histoire en tant qu’elles sont organisées en classe et que le parti organise les masses en classes, alors le parti est le sujet de l’histoire. Car, au contraire, c’est à partir de l’autonomie des masses que doit être menée la lutte des classes, sous peine de retomber sous l’emprise de l’AIE, qui influe sur la forme même du parti. Et donc, si c’est des masses que doit venir l’initiative de la lutte – et non d’intellectuels du parti, Althusser peut déceler une forme de légitimité, au moins dans la méthode, dans la Révolution culturelle chinoise, dans la mesure où il ne s’agit pas de transformer les façons de penser de quelques intellectuels, mais où c’est l’idéologie des masses qui doit être changée, ce qui ne peut être le résultat que des masses elles-mêmes. Il s’agit, d’abord et avant tout, faire confiance aux initiatives des masses, plus qu’à des intellectuels en droit soupçonnables de formatage idéologique. C’est là l’aspect le plus original de la Révolution culturelle.

Aussi l’ouvrage de F. Bruschi propose-t-il à la fois un vaste panorama de la pensée complexe et en constante évolution d’Althusser et de sa réception, tout en montrant comment s’articulent en elle des questionnements philosophiques qui font écho aux interprétations et aux analyses de son temps. C’est une très grande réussite.