Un ouvrage de grande ampleur qui ambitionne de présenter le véganisme dans ses différents aspects, aussi bien théoriques que pratiques.

Y a-t-il une pensée végane ? Si l’on entend par là une pensée qui s’efforce de justifier sur le plan théorique l’adoption d’une pratique alimentaire végétalienne et d’un mode de vie qui refuse systématiquement la consommation ou l’utilisation de tout produit issu des animaux – de leur exploitation dans le cadre de l’élevage industriel ou traditionnel, ou dans le cadre des recherches médicales ou cosmétiques – , et qui peut aller jusqu’à prôner l’abolition de la détention d’animaux sauvages dans les cirques ou les zoos, voire l’extinction des animaux domestiques, alors il n’est absolument pas douteux qu’une telle pensée existe. Le principal théoricien de cette école est un philosophe américain qui répond au nom de Gary L. Francione – juriste de son état, auteur d’une demi-douzaine de livres importants dont plusieurs ont récemment été traduits en français. Il existe donc bel et bien une théorie philosophique répondant à toutes les exigences de rigueur intellectuelle à l’appui du véganisme, laquelle demande à être examinée de la même manière que le sont toutes les autres théories, avec patience et respect.

Considérée de ce point de vue, l’entreprise de Renan Larue – spécialiste reconnu du véganisme, auteur notamment avec Valéry Giroux d’un « Que sais-je ? » sur le véganisme en 2017 – de réunir une cinquantaine de contributions d’auteurs différents sur le thème de la pensée végane au sein d’un volume qui présente tour à tour ses divers aspects, est parfaitement légitime et peut réellement se révéler utile en ce qu’elle permet de mieux situer le véganisme au sein du vaste courant anglo-saxon d’éthique animale. L’abolitionnisme, auquel nous avons fait allusion précédemment, constitue par exemple indéniablement un thème qui appartient en propre à la philosophie végane et que les autres théoriciens de la cause animale partagent rarement. D’autres caractéristiques distinctives pourraient être citées, telles que la réflexion sur le statut juridique des animaux, la conception d’une agriculture et d’une industrie véganes, la critique de l’utilisation des animaux dans les laboratoires pharmaceutiques, et quelques-autres encore qui – ajoutées à celles déjà mentionnées – ne sont en vérité pas si nombreuses que cela.

Et c’est bien le problème que pose à nos yeux la façon dont le volume collectif, qui paraît ces jours-ci aux Presses universitaires de France, a été mis en œuvre, en ce que ce dernier a nettement tendance à verser au compte de la « pensée végane » des thématiques qui ne lui appartiennent nullement et qui ne contribuent pas à l’identifier au sein des autres écoles de pensée. Si les entrées consacrées à l’action directe, la non-violence, la production de viande cellulaire, la décroissance, le déontologisme, etc. ont à la rigueur leur place dans ce volume dans la mesure où elles permettent de mieux comprendre certaines implications ou certains présupposés de la position végane, il faut remarquer que, là-encore, ces thématiques n’appartiennent pas en propre au véganisme et qu’elles sont examinées, dans des perspectives parfois contradictoires, par d’autres théoriciens qui ne se réclament en aucune manière de cette école. En revanche, que viennent faire dans un volume dédié à la « pensée végane » des articles sur l’anthropomorphisme, le capitalisme, la chasse, le christianisme, le darwinisme, l’empreinte environnementale, le féminisme, etc. – bref, la quasi-totalité des articles réunis ici – qui relèvent tout simplement du champ de l’éthique animale au sens large, dont le véganisme n’est qu’une composante parmi d’autres ? Rien ne justifie pareille prétention hégémonique à annexer le champ entier de l’éthique animale tel qu’il s’est élaboré à la fin des années 1970, en faisant passer ainsi la partie pour le tout.

Simple erreur de titre, dira-t-on, qui aura été choisi probablement pour des raisons de marketing, et qui n’enlève rien à la qualité du volume. Peut-être, mais erreur bien fâcheuse tout de même parce qu’elle risque de conduire les lecteurs à consacrer du temps à un ouvrage qui ne tient pas la promesse de son titre, et qui propose au final un panorama très sélectif de l’éthique animale, et non pas une présentation de la philosophie végane.  

Et c’est là le second problème que nous paraît poser ce volume. Si certains articles apportent une contribution nouvelle à la réflexion sur la question animale, d’autres se contentent de redire pour la énième fois ce qui a déjà été dit ailleurs, et parfois en moins bien. De ce point de vue, l’introduction rédigée par Renan Larue donne malheureusement le ton en évoquant de façon fort banale – et, pour tout dire, extrêmement convenue – la naïveté des clients qui déambulent entre les rayons des supermarchés en oubliant que les viandes finement découpées et placées dans des barquettes sous cellophane sont les parties d’un animal qui vivait et que quelqu’un a tué, au point de finir par croire qu’elles ont peut-être poussé sur quelque arbre fruitier. Mais les articles « de fond », qui suivent l’introduction, ne se distinguent parfois guère non plus par leur profondeur. Certaines entrées sont purement factuelles et historiques, telles celles consacrées à l’action directe, à l’altruisme efficace, à l’empreinte environnementale, et à la pêche et aquaculture. D’autres offrent une synthèse partielle, voire partiale, de la question examinée, telles celle sur l’abolitionnisme dont on s’étonne qu’elle ne dise pas un mot sur l’extinction souhaitée par quelques-uns des animaux domestiques, celle sur l’anthropomorphisme qui ignore superbement dans sa bibliographie plusieurs des ouvrages fondamentaux écrits sur le sujet   , celles sur la chasse, la prédation et  l’intervention dans la nature qui semblent méconnaître la complexité des débats qui opposent sur ce point les écologistes aux défenseurs de la cause animale, celle sur la théorie de la vertu qui est presque intégralement consacrée à Rosalind Hursthouse et passe sous silence les autres figures de ce courant, celle sur la vulnérabilité qui est exclusivement centrée sur des auteurs anglo-saxons et fait l’impasse sur les penseurs européens qui ont largement développé cette thématique, etc.  

Il serait fastidieux de multiplier les critiques du même genre, en soulignant par exemple le caractère un peu sommaire (pour ne pas dire scolaire) de telle ou telle autre entrée, en avouant aussi tout simplement qu’on ne saisit pas toujours très bien pour quelles raisons certains articles ont été inclus dans le volume (tels celui sur le précepte de l’Islam Rhama et celui sur le précepte du judaïsme Tza'ar baalei chayim), et que, plus généralement, on ne sait jamais bien si l’article que l’on va lire se propose de défendre une thèse originale ou de passer en revue les débats qui ont eu cours sur tel ou tel sujet. Si l’on se félicite de pouvoir lire en traduction des contributions inédites d’auteurs encore fort peu connus dans notre pays, nous ne comprenons pas bien pourquoi certains auteurs français n’ont pas été sollicités alors qu’ils sont non seulement les spécialistes de certaines des questions abordées ici, mais également des figures importantes de la philosophie animale actuelle, et que leur participation aurait grandement augmenté la valeur du volume – nous songeons tout particulièrement à Florence Burgat (régulièrement citée dans les divers articles) et à Corine Pelluchon (jamais citée, pas même dans l’entrée sur la vulnérabilité ou celle sur la politisation de la cause animale).

Au total, l’ouvrage dirigé par Renan Larue donne le sentiment d’une belle occasion manquée, qui inspire d’autant plus de regrets qu’il contient de nombreux articles remarquables (tels ceux sur le capacitisime, le carnisme, le darwinisme, le déontologisme, l'expérimentation animale, la pureté et le purisme, etc.) qui justifient à eux seuls l’existence du livre.

 

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