A l’heure où la gauche réinterroge son panthéon, l’édition du journal de Marcel Sembat vient à point pour (re-)découvrir cette figure majeure mais méconnue.

En éditant le journal de Marcel Sembat, les éditions Viviane Hamy nous livrent un témoignage exceptionnel de dix-sept ans par un homme qui a marqué son temps. La publication des Cahiers noirs, quatre ans seulement après leur dépôt à l’Office universitaire de recherche socialiste, montre l’intérêt multiple qu’ils présentent.


Si le nom de Marcel Sembat n’évoque plus, aujourd’hui, que des rues éponymes ou une station du métro parisien, l’homme a été une des grandes figures de la vie politique française de la Belle Epoque. Né en 1862 à Bonnières-sur-Seine, près de Mantes, dans une famille de la moyenne bourgeoisie, le jeune homme poursuit des études de droit puis devient journaliste. Converti très tôt au socialisme, il dirige le journal La Petite République, puis L’Humanité de Jaurès et d’autres feuilles socialistes. Elu député du dix-huitième arrondissement de Paris en 1893, il est un orateur écouté à la Chambre, prononçant des discours remarqués pour leur ironie. Sembat se fait le défenseur du programme socialiste : séparation des Eglises et de l’Etat, réduction du service militaire, émancipation civile et politique de la femme, journée de travail de huit heures, adoption de l’impôt sur le revenu, nationalisation des mines, des chemins de fer, de la Banque de France, etc. Artisan de l’unité de la SFIO, il préside trois des six séances du Congrès du Globe, qui voit la naissance de la SFIO, en 1905.


Mais Sembat est un homme à multiples facettes, à la curiosité infinie. Ses Cahiers noirs font état de lectures variées : philosophie, sociologie, psychologie, histoire, littérature ancienne… Marié à l’artiste Georgette Agutte, ami du peintre Matisse et de l’écrivain symboliste Gustave Kahn, il est aussi un critique d’art de premier d’ordre. Il participe, à ce titre, au jury du salon d’automne de 1905, défend l’avant-garde artistique jusqu’à la tribune de la Chambre. Il défend la gratuité des musées et, d’une manière générale, un accès plus large à la culture et à l’art. La collection du couple Sembat-Agutte, aujourd’hui conservée au musée des Beaux-Arts de Grenoble constitue un ensemble particulièrement riche de tableaux du début du XXe siècle. Sembat, enfin, est un leader de la franc-maçonnerie. Initié en 1891, il rejoint le Grand Orient de France en 1898, avant de siéger au Conseil de l’Ordre, de 1906 à 1909, puis à nouveau de 1911 à 1913.


La mort de Jaurès, le 31 juillet 1914, propulse Sembat en première ligne des dirigeants du parti socialiste. Trois semaines plus tard, il entre ainsi dans le gouvernement d’Union sacrée de René Viviani, avec le portefeuille des Travaux publics. Avec Léon Blum comme chef de cabinet, il est chargé de l’exploitation des transports civils et de l’organisation de la répartition et de la distribution de charbon, problème rendu délicat par l’invasion des mines du Pas-de-Calais et la mobilisation de la main-d’œuvre des mineurs. Après la guerre, il reste fidèle à la ligne socialiste traditionnelle française. Il critique les traités de paix pour leur caractère injuste et revanchard et refuse d’adhérer à l’Internationale communiste. Personnalité importante du congrès de Tours de 1920, il reste fidèle, aux côtés de Blum, à la « vieille maison » socialiste. Il meurt deux ans plus tard d’une attaque cérébrale.


Chaque année, pendant l’entre-deux-guerres, était organisé un "pèlerinage" de militants socialistes sur la tombe de Sembat à Bonnières. Mais la deuxième Guerre Mondiale mit fin à cette tradition et Sembat tomba peu à peu dans l’oubli. La publication d’une biographie de Sembat, en 1995, par Denis Lefebvre ; la création, en 2005, d’une association à Bonnières-sur-Seine (l’ASIHI, AGUTTE-SEMBAT / Institut Humaniste et Impressionniste), installée dans la maison du couple Sembat afin de faire vivre sa mémoire ; le dépôt du fonds Sembat aux Archives nationales en 2003 et l’exposition que le Musée de l’histoire de France doit lui consacrer en 2008, témoignent d’une certaine renaissance de cet homme dans le paysage historiographique actuel, dans laquelle s’inscrit l’édition de ces Cahiers noirs.


Ces écrits ont été rédigés par Marcel Sembat, dans sa maison de Bonnières sur Seine, sur d’épais cahier à la couverture noire. Ils font suite aux "Cahiers jaunes" de jeunesse. Tenus de manière irrégulière, parfois corrigés, ils n’obéissent pas vraiment à une règle éditoriale préétablie. Sembat y note ses états d’âme, ses lectures, son état de santé, il développe parfois un événement particulier. Surtout, ils n’ont pas été rédigés pour être publiés, ce qui est un gage de sincérité. En postface de l’ouvrage, Denis Lefebvre, le directeur de l’Office universitaire de Recherche socialiste (OURS), présente l’aventure assez rocambolesque de ces Cahiers. Contacté par Pierre Collart, un neveu de Sembat en 1979, Lefebvre récupère une première version dactylographiée et abrégée des Cahiers noirs de Sembat. Des extraits en sont publiés de 1983 à 1985 dans Cahier et revue de l’Ours   .  A la mort de Pierre Collart, en 1993, les archives de Sembat reviennent à la famille Baréty, qui les déposera aux Archives nationales en 2003, tandis que les Cahiers noirs, eux, rejoignent l’OURS, la même année.


L’édition est précédée d’une longue introduction de Christian Phéline. Celui-ci y présente ces "mémoires intimes" et essaie de définir cet ensemble hétéroclite : "masse de documents mêlant notes de lecture, récits de rêveries, esquisses de fictions, avant-projets d’ouvrages théoriques (…) aussi bien qu’un journal". L’introduction présente ensuite les différentes facettes de Sembat, en apportant des éléments nouveaux : le dirigeant socialiste et le théoricien, le critique d’art, l’érudit féru de psychologie et de philosophie, doué d’une immense culture.


Le journal proprement dit s’ouvre en 1905 et s’achève en 1922, l’année de la mort de Sembat. Il s’agit donc d’un témoignage important (plus de sept cent pages), laissé par une figure de la Belle Epoque. Le journal peut se lire à différentes échelles. Il s’agit, bien sûr, d’écrits d’un homme important, appartenant à plusieurs cercles de sociabilité : monde politique et parlementaire, cercles de militants socialistes, milieux artistiques et mondains. Sembat note ce qu’il vit tel qu’il le ressent, en développant à l’envi des faits divers aujourd’hui oubliés. Au contraire, certains événements historiques marquants ne retiennent guère son attention. Il est même frappant de constater que le congrès du Globe, duquel naît le parti socialiste unifié (SFIO) est pratiquement absent des notes d’un homme si proche de Jaurès. Le salon d’automne de 1905, auquel Sembat participe comme membre du jury, fait en revanche l’objet d’un important développement. Ce journal est également celui d’un homme appartenant à une bourgeoisie assez aisée et qui en adopte le train de vie. Le journal fait état des réceptions données par les époux Sembat, des voyages faits à l’étranger ou dans le chalet du couple à Chamonix… Enfin, il constitue le témoignage d’un homme en particulier, qui s’épanche, qui consigne ses lectures, son état de santé, ses projets personnels, etc. Plusieurs pages sont ainsi consacrées à la douloureuse opération subie en 1912, ou aux deuils qui sont autant de drames personnels.


Le travail d’édition a été remarquable. Le déchiffrage de l’écriture difficile de Sembat a été mené à bien et peu d’incertitudes demeurent. Surtout, un effort d’identification considérable permet d’éclairer l’identité des nombreuses personnes croisées au fil des pages. L’index, le découpage en années et la chronologie, enfin, facilitent une consultation ponctuelle de l’ouvrage, tandis qu’une bibliographie essentielle et un arbre généalogique permettant d’approfondir l’approche de Marcel Sembat. Il y a, en définitive, peu de reproches à adresser à ce travail. Il ne reste qu’à souhaiter qu’il contribuera à faire connaître Sembat à un public plus large et à diffuser le contenu du manuscrit conservé à l’OURS.