Un ouvrage collectif regroupe les travaux de chercheurs français et allemands sur les fraternisations, des guerres napoléoniennes à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Fraternisations franco-allemandes en temps de guerre est un ouvrage publié en Allemagne, qui regroupe de nombreux articles produits par de jeunes chercheurs issus de la recherche universitaire de part et d'autre du Rhin. Sa particularité est de publier des articles soit en français, soit en allemand, avec des résumés dans les deux langues ainsi qu'en anglais. Les fraternisations sont ici étudiées sur le temps long, depuis l’invasion des territoires allemands par les troupes de Bonaparte en 1799 jusqu’à 1945.

Il est vrai qu'entre ces deux bornes chronologiques, les conflits entre la Prusse et ses alliés allemands, d'une part, et la France, d'autre part, sont nombreux. C'est d'ailleurs à la suite de la victoire prussienne de 1871 qu'est créé le Second Reich allemand en 1871, qui plus est dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Charles de Gaulle avait d'ailleurs comparé les trois guerres successives, dont les deux pays figurent parmi les principaux protagonistes (1870-1871, 1914-1918 et 1939-1945) à une « guerre de 75 ans ».

Si, pour beaucoup de contemporains de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, les deux pays sont des ennemis héréditaires et irréconciliables, les cas de fraternisations n'en furent pas moins nombreux. Nous sommes ici dans le cadre d'une histoire sociale de la guerre, d'une « histoire par le bas » dont les jeunes chercheurs nous présentent la diversité des thématiques en France et en Allemagne. Les trois directeurs de l'ouvrage, Étienne Dubslaff, Paul Maurice et Maude Williams font partie de cette nouvelle génération d'historiens. Leur introduction commune révèle d'ailleurs parfaitement leur volonté de renouveler les paradigmes de la recherche sur les conflits franco-allemands. L'étude du phénomène des fraternisations, longtemps laissé de côté, révèle bien, selon eux, la vitalité de la recherche historique actuelle.

 

Les fraternisations au front

En temps de guerre, le front est, par essence, l'espace de rencontre entre les hommes des pays belligérants. Dans cette première partie de l'ouvrage, quatre contributions étudient les fraternisations durant les guerres de 1870, la Première et la Seconde Guerre mondiale.

Dans la première contribution, signée Christophe Pommier, qui a pour cadre la guerre de 1870-1871, l'auteur nous montre que, du fait de la nature du conflit (guerre de mouvement), les relations entre ennemis sont peu nombreuses. Il faut attendre l'armistice, puis l'occupation de garantie du nord de la France, qui dure jusque 1873, pour que les soldats des deux pays aient des occasions de se fréquenter. Comme l'ont bien défini les trois directeurs de l'ouvrage dans l'introduction, il faut des occasions particulières pour que les soldats qui se font face aient le temps de se fréquenter et donc de pratiquer une forme de fraternisation. Christophe Pommier montre bien que les tentatives françaises de fraterniser, avec l'établissement de la IIIe République, qui voulait reprendre les idées universalistes de paix et de fraternité entrevues après le Printemps des Peuples de 1848, ont échoué, à cause de la volonté allemande d'aller au bout de la guerre pour mener à bien le projet bismarckien d'unité nationale allemande sous l'égide de la Prusse.

Alexandre Lafon et Damien Acoulon étudient ensuite les cas de fraternisation durant la Grande Guerre. Le premier, spécialiste de la camaraderie au front, montre qu'il y a eu des cas réguliers de relations entre soldats français et allemands tout au long du conflit (et pas simplement lors du Noël 1914, mis en avant par le film de Christian Carion en 2005). Que ce soit dans les écrits de soldats, mais aussi dans des documents officiels, Alexandre Lafon a trouvé dans les archives de nombreuses traces de celles-ci, montrant bien que la guerre n'est pas toujours pratiquée comme l'indiquent les états-majors ou la propagande.

Damien Acoulon étudie pour sa part les relations particulières entre les pilotes des deux pays. Ceux-ci, voulant incarner une nouvelle élite des combattants et se voyant comme des chevaliers des temps modernes, ont établi une sorte de code de l'honneur qui a fait que le pilote d'en face n'est pas toujours perçu comme l'ennemi à éliminer. Ainsi, ils considèrent le pilote ennemi comme quelqu'un de plus proche d'eux que les troupes d'infanterie de leur propre camp.

Maude Williams traite, quant à elle, les exemples de fraternisation entre les troupes françaises et allemandes durant la « drôle de guerre » (septembre 1939 - mai 1940) dans les régions de la Moselle et du Rhin. En effet, alors que les deux pays sont en guerre, les deux armées restent la plupart du temps sur le front ouest face à face, chacun retranché derrière ses fortifications, en attendant une attaque ennemie qui tarde à venir. Pendant ces huit mois, les soldats ont de nombreux échanges entre eux, comme le montrent les sources privées (lettres, carnets) et publiques (rapports, contrôle postal). Parfois organisées pour obtenir des renseignements sur l'ennemi, ces fraternisations étaient la plupart du temps improvisées et reflètent l'ennui qui touche les soldats des deux camps durant cette période liminaire de la Seconde Guerre mondiale.

 

Fraternisation en territoire ennemi : le cas des prisonniers de guerre

Dans cette seconde partie, les contributions étudient essentiellement les relations qu'ont les soldats prisonniers lorsqu'ils sont en captivité sur le territoire ennemi. Les contributions d'Odile Roynette sur les prisonniers français en Allemagne entre 1870 et 1873 et de Gwendoline Cicottini sur ceux de 1940-1945 traitent de cette même problématique mais dans un autre cadre chronologique et sous un aspect différent : les relations interpersonnelles avec les civils pour la première, les relations intimes entre prisonniers français et femmes allemandes pour la seconde. Il s'agit de montrer, dans les deux cas, que l'expérience de l'enfermement dans des camps de prisonniers est plurielle, selon le rang des soldats (plus stricte pour les soldats, plus lâche pour les officiers) mais surtout selon la multiplicité des destins : dans certains cas, les femmes allemandes durant la Seconde Guerre mondiale ont dépassé les tabous privés (infidélité) mais aussi nationaux (fraterniser avec l'ennemi). Ces deux contributions reflètent bien l'histoire sociale de la guerre : celle des individus avant tout. Odile Royenette étudie le caractère fondateur de cette guerre de 1870 dans le cas de l'enfermement des prisonniers de guerre. En effet, le fonctionnement pensé durant cette période est par la suite repris durant les deux conflits mondiaux.

La troisième contribution, signée Bernard Wilkin, étudie les relations entre les soldats français et les civils allemands durant les campagnes napoléoniennes au début du XIXe siècle. La présence française dans les territoires allemands n'est pas considérée comme une vraie occupation, à la différence de l'Espagne à la même époque, même si dans les deux cas, les troupes napoléoniennes se distinguent par les violences qu'elles infligent aux civils. Bernard Wilkin souligne la difficulté à appréhender la présence française dans les pays allemands, à cause du manque de sources notamment. Mais cette contribution montre que des comportements interpersonnels entre soldats et civils ennemis se font déjà jour, ce qui donne une perspective sur le temps long aux conclusions de ce livre sur les fraternisations qui est tout à fait intéressante et novatrice.

 

Fraternisations dans les territoires occupés

L'occupation est généralement un temps propice à la fraternisation entre les militaires occupants et les civils occupés. Ces fraternisations, souvent intéressées, que ce soit au niveau économique, social ou même politique se reproduisent en France durant les trois conflits majeurs entre 1870 et 1945. À chaque fois, l'armée allemande occupe au moins une partie du territoire français et des fraternisations se sont produites, allant souvent jusqu'à la fréquentation intime de l'ennemi. C'est ce que nous montre Emmanuel Debruyne dans sa contribution. Dans la lignée de son livre Femmes à Boches, il présente ici le quotidien de ces femmes qui ont choisi de fréquenter l'ennemi. À travers les journaux intimes écrits par des civils du nord de la France ou de la Belgique occupées, il retrace le destin pendant le conflit de celles qui ont osé braver un tabou. Il est ici intéressant de noter que nous n'avons aucun écrit intime de ces « femmes à Boches », ce qui nous permettrait de mieux comprendre les raisons qui les ont poussées à fréquenter un Allemand.

Dans la contribution de Byron Schirbock, au contraire, ce sont les écrits d'un soldat allemand durant la Seconde Guerre mondiale, Heinrich Böll, qui expliquent les comportements des soldats de la Wehrmacht et leurs rencontres avec les civils français. Prix Nobel de Littérature en 1972, celui-ci raconte dans ses écrits de guerre ses fréquentations avec la population française, rencontres facilitées par sa pratique du Français. Quand les soldats parlent la langue de ceux qu'ils occupent, les relations sont souvent différentes, ce qui facilite les relations interpersonnelles.

L'article de Claire Miot, a contrario, montre comment l'armée française à la fin de la campagne en Europe en 1944-1945 développe parmi ses troupes une véritable haine de l'ennemi dans le but d'éviter que ses soldats ne fréquentent des civils allemands. Elle rappelle que, si cette doctrine existe dans l'armée américaine par exemple, les Français vont plus loin et propagent une véritable haine de l'ennemi qui fait que ceux-ci commettent beaucoup plus de méfaits dans le sud de l'Allemagne que les autres forces alliées.

 

Représenter les fraternisations

La dernière partie s'attache à montrer comment des fraternisations entre Français et Allemands peuvent être présentées par les arts. Eve Raynal s'attache à décortiquer celles-ci dans deux romans : Lune noire de John Steinbeck et surtout Le silence de la mer de Vercors, chef-d'œuvre de la littérature de guerre. Dans ce dernier ouvrage, l'auteur présente le quotidien d'un allemand mélomane habitant chez une famille française qui ne veut pas adresser la parole à celui qu'ils ont été forcés d'accueillir chez eux. Les deux œuvres littéraires montrent parfaitement la complexité des relations occupants / occupés. Dans le chapitre deux du Calvaire (1886), Octave Mirbeau présente des scènes de fraternisations entre soldats français et allemands durant la guerre de 1870.

Marie-Bernard Bat montre dans sa contribution comment ce roman, publié comme beaucoup à l'époque sous forme de feuilleton, a dû faire face à la censure mais aussi aux vives critiques du public, une décennie à peine après la défaite de 1871 et la perte de l'Alsace-Moselle. Enfin, Louise Dumas présente l'œuvre pacifiste du cinéaste Georg Wilhelm Pabst. Dans sa trilogie sur la Grande Guerre (Westfront en 1930, Kamaradenschaft en 1931 et Mademoiselle Docteur en 1936), Pabst présente les horreurs de la guerre tout en montrant la complexité des relations humaines qui en découlent, dont les fraternisations, en particulier entre soldats et civils occupés, font partie.

 

Fraternisations franco-allemandes en temps de guerre apparaît comme un ouvrage collectif novateur. Longtemps jugées comme marginales par l'historiographie, les fraternisations sont ici présentées comme une relation essentielle qui permet de présenter et d'expliquer la diversité des relations interpersonnelles en temps de guerre. L'ouvrage doit aussi son intérêt à ce qu'il étudie sur le temps long (1799-1945) ces relations, mais aussi à son approche interdisciplinaire où la littérature et le cinéma viennent apporter un regard différent mais complémentaire sur le phénomène. Ouvrage d'histoire sociale et culturelle, Fraternisations franco-allemandes en temps de guerre permet d’appréhender différemment et de renforcer notre compréhension des conflits franco-allemands, ce pour quoi on ne peut que féliciter les contributeurs.