L’historien Georges Bensoussan interroge l’hypothèse du lien entre Shoah, culpabilité européenne, et création de l’État d’Israël.

Dans son Nom impérissable, Georges Bensoussan dépasse avec intelligence le débat sur cette idée dérangeante et  largement répandue depuis une quinzaine d’années par les historiens post-sionistes : "Il y a un lien de cause à effet entre la Shoah et Israël". Pour ce faire, il prend le parti d’analyser en général l’évolution du lien entre identité israélienne et mémoire de la Shoah. Pour Georges Bensoussan "Toute chronologie est un jugement"   . Aussi refuse-t-il de limiter l’histoire de la création de l’État d’Israël aux années 1945-1948, ce qui établirait un lien certain de causalité entre la destruction des juifs d’Europe et la création de l’État juif. Le livre commence en 1933 et se finit aujourd’hui, alors que la Shoah est encore et peut-être plus que jamais un sujet identitaire brûlant en Israël. Interrogeant l’état des juifs présents en Israël (le yishouv) avant la guerre, l’historien montre que leur présence économique et culturelle était prépondérante en Palestine, renforcée par plusieurs flux importants d’immigrations juives (les alliot). Selon lui, dotés d’une langue depuis la fin du XIXe siècle et d’une armée depuis 1907, les juifs auraient pu créer "un État viable" dès avant la guerre.

Dans le deuxième chapitre, il décrit comment les yishouv ont réagi au moment de la destruction des juifs d’Europe. Il montre que la plupart des juifs vivant en Israël savaient ce qui se passait. Ben Gourion lit "Mein Kampf" dès 1934, par exemple et commente ainsi le livre du Führer : "La politique de Hitler met en danger le peuple juif tout entier". Si, de 1934 à 1939, les autorités compétentes en Israël ont pu passer un accord avec les nazis et les britanniques pour permettre à 20 000 juifs-allemands de venir vivre en Palestine, pendant les années de guerre, si 1/5 d’entre eux observent un deuil collectif en 1942-43, les juifs d’Israël sont impuissants. Incapables d’aider politiquement et/ou militairement leurs coreligionnaires pendant les années noires, leur inaction est une des grandes défaites du sionisme. Et les juifs d’Israël en auraient conservé longtemps une très grande culpabilité. Selon Georges Bensoussan - largement inspiré  par le livre de Tom Seguev, Le 7e million - l’occultation des témoignages des rescapés et le mépris des juifs de la diaspora qui se "sont laisser mener comme des moutons à l’abattoir" est autant dû au refoulement de cette culpabilité qu’au calcul de politique de valoriser en contrepoint le sabra israélien, libre, travailleur, vigoureux et ayant abandonné le yiddish pour l’Hébreu : "Quand l’événement vous nie radicalement, vous le niez parce qu’il vous détruit"   . Dans le troisième chapitre, George Bensoussan nous présente le pays dans les années 1950. Une politique étatique de mémoire se met doucement en place, avec la création de la bibliothèque du Yad Vaschem en 1947 et de son mémorial en 1953, et l’introduction d’un jour de commémoration de la Shoah tous les 27 Nissan, en 1951. Mais à l’heure où de nombreux rescapés viennent vivre en Israël, on leur intime le silence, et ces juifs européens parlant mal l’hébreu font encore figure de contre-modèles par rapport aux fiers pionniers exalté par la propagande sioniste.

Ainsi, il existe bien une mémoire d’état, mais dans la sphère privée, on n’écoute pas les témoins. Il existe bien une littérature qui parle de la Shoah, mais elle n’est pas lue. Il faudra attendre les enquêtes de la deuxième génération sur leurs parents survivants pour que le phénomène prenne une dimension publique. Quant aux rares universitaires qui voudraient penser l’histoire de la Shoah comme "une discipline scientifique", tels Ben Zion Dinur, le premier directeur du Yad Vaschem,  ils ne sont pas entendus. Selon Georges Bensoussan, dans les années 1950, "La Shoah est commémorée, mais elle n’est pas remémorée à travers les figures de ces milliers de survivants qui sont désormais des citoyens ordinaires"   . Cette "mémoire sans sujets" permet aussi de présenter la force militaire de l’État comme seul moyen de s’assurer que "cela n’arrive plus jamais".


Israël, terre d'accueil ?

Dans un quatrième chapitre de transition "un silence peuplé",  George Bensoussan revient sur le mal-être des rescapés condamnés au silence. Il y rappelle que la thèse du lien de causalité entre la Shoah et la naissance d’Israël n’est pas née en yishouv, mais en diaspora. Selon l’historien, c’est le film de Claude Lanzmann, Pourquoi Israël ? qui énonce le premier cette hypothèse en 1973. Cette idée ne peut-être que bien reçue en Israël où les autorités partagent avec le réalisateur français la conception du pays comme "État-refuge". Dans ce chapitre, George Bensoussan exprime quelques-unes de ses idées clés et transversales notamment sur l’évolution de la politique d’éducation, le tournant universalisant qu’a représenté le procès Eichmann, et la difficile banalisation des rapports diplomatiques à l’Allemagne.

Le cinquième chapitre est consacré aux années 1961-1973. Revenant plusieurs fois sur le procès Eichmann, George Bensoussan montre comment ce que Ben Gourion appelait le "Nuremberg du peuple juif" a transformé un problème d’identité nationale en question de portée universelle, où Israël veut parler pour les juifs du monde entier. On le sait, le procès Eichmann est aussi la première occasion pour les rescapés vivant en Israël de se faire entendre dans l’espace public. Dès lors, et alors que les juifs venus des pays arabes sont les nouvelles figures-repoussoir, l’image du déporté se modifie, et la victime devient le nouveau héros. Surtout au moment des guerres des six jours (1967) et de Kippour (1973) où pour la première fois, Israël a peur de connaître sa propre destruction. Dans le cadre d’un nationalisme chancelant, le déporté devient une figure emblématique, qu’on commémore en même temps que les soldats morts pour défendre le pays.

Enfin, dans le dernier chapitre, "Désastre ou catastrophe à venir ?", Georges Bensoussan égrène ses réflexions sur le lien actuel d’Israël à la Shoah. Si les changements de la mémoire de la Shoah ont permis aux Israéliens de "redevenir juifs" c’est-à-dire de retrouver leurs racines diasporiques, celle-ci est encore trop violente pour qu’on puisse l’enseigner "normalement". Si tous les étudiants de terminale étudient la destruction des juifs d’Europe à l’école, ils ne savent rien de la vie des communautés juives européennes avant la Shoah. Alors qu’ils sont ainsi privés de repères, leurs cours d’Histoire sont plutôt des moments de mémoire. Deux remarques encore sont importantes : le déclin de l’importance accordée au lien entre Shoah et création de l’État juif, même si les historiens post-sionistes, tels Illan Pappé, ont fait grand bruit hors du pays, et la difficulté pour l’identité juive de se normaliser puisque "la centralité du souvenir de la Shoah l’en empêche en fortifiant une vision insulaire de l’identité et en encourageant le thème du ‘peuple qui habite seul’"   .
 
Bon ouvrage de synthèse, éclairant l’histoire de la mémoire de Shoah en Israël, l’essai de George Bensoussan n’est pas neutre puisqu’il critique en profondeur les historiens post-sionistes. Pour Georges Bensoussan, Israël n’est pas né que de la Shoah, et son lien avec la destruction des Juifs d’Europe n’explique en rien (ni dans les faits, ni l’impression d’"avoir un droit à") les 75 000 réfugiés palestiniens. Ce parti pris ne nuit en rien au sérieux de l’étude et au bien fondé des preuves. En revanche, on peut regretter que l’historien ait voulu écrire un livre détaché en chapitres chronologiques, car il ne peut s’y tenir. De nombreux faits sont répétés – voire ressassés - plusieurs fois tels les difficiles débuts de Yad Vaschem qui apparaissent au moins dans trois chapitres ou le deuil du Yishouv pendant l’années 1942 qui est à nouveau décrit… dans le chapitre dédié au procès Eichmann (1961). Enfin, et surtout, si Un nom impérissable est bien un livre de synthèse, largement nourri de travaux d’autres historiens (notamment Tom Seguev et Hanna Yablonka), il semble important d’ajouter une bibliographie et une chronologie à la fin de l’essai.


--
crédit photo : Paul74/flickr.com