Manuel Cornejo livre la première édition quasi-exhaustive de la correspondance du compositeur du « Boléro ».
Il aura fallu à Manuel Cornejo vingt-trois années pour venir à bout de ce travail éditorial titanesque qui apporte un éclairage sans égal sur la carrière et l’œuvre du musicien français le plus joué au monde, Maurice Ravel (1875-1937). Dans Maurice Ravel. L’intégrale (Le Passeur), le passionné de Ravel qu’est Manuel Cornejo, par ailleurs professeur agrégé, docteur en littérature espagnole et ancien membre de la Casa Velazquez, a réuni 2 650 documents dont 1 850 lettres, 140 écrits et entretiens publics et privés, dont certains traduits de langues étrangères. On connaissait déjà sur Ravel des anthologies — telles Ravel au miroir de ses lettres (Laffont, 1956), et l’édition d’Arbie Orenstein Ravel. Lettres, Ecrits, Entretiens (Flammarion, 1989) —, ainsi que les nombreux articles parus dans les Cahiers Maurice Ravel. On dispose désormais, outre quantité de documents et témoignages inédits, de la première édition vaste et fiable de la correspondance du musicien. L’ouvrage est précieux à ce titre, d’autant que Ravel jouit d’un prestige inégalé, son Boléro l’ayant en particulier élevé au statut de "légende vivante".
Certes l’exhaustivité n’était pas possible dans un tel domaine, étant donné l’étendue considérable des relations qu’a entretenues Ravel. Dans une introduction aussi éclairante qu’accessible, Manuel Cornejo n’hésite pas à relever certaines lacunes de la documentation disponible, dues pour l’essentiel à la dispersion des sources. Ainsi ne figurent parmi les correspondants de Ravel ni Manuel Rosenthal, le fidèle disciple devenu ami, ni Paul Wittgenstein , commanditaire du Concerto pour la main gauche. Si Manuel Cornejo a conduit ses investigations en France, dans les bibliothèques et les archives publiques (notamment à la Bibliothèque nationale de France et à la Bibliothèque Mahler) et à l’étranger — particulièrement aux États-Unis où Ravel séjourna —, il a aussi pris la peine d’aller enquêter dans des archives privées et de guetter publications ou manuscrits inédits lors de ventes aux enchères. Félicitons par ailleurs l’éditeur pour l’index des noms, donné en annexe, qui permet au lecteur s’intéressant à un correspondant particulier d’avoir immédiatement accès à l’échange épistolaire que celui-ci a pu avoir avec Ravel ou à son sujet.
Grâce à tous les documents réunis, la vie du compositeur est retracée, depuis la scolarité au Conservatoire, la rencontre avec Satie, l’engagement dans la guerre de 1914, jusqu’à la longue maladie qui assombrit tragiquement les dernières années. L’occasion de suivre Ravel dans sa tournée américaine pour le retrouver en quête de sérénité à Montfort l’Amaury. Mais aussi de prendre la mesure de l’affection qu’il portait à sa mère dont la mort fut pour lui la cause d’un abattement proche de la dépression… Quel que soit le parti pris de lecture — vagabonde ou systématique — choisi, le volume permet d’explorer le microcosme musical parisien de la Belle Epoque et de l’entre-deux-guerres, de suivre Ravel dans son quotidien, d’affiner la connaissance de sa personnalité, de détailler le réseau de ses relations (famille, amis, proches, mécènes, pairs, interprètes, éditeurs, critiques…), de cerner l’idée qu’il se faisait des écrivains qu’il choisissait et savait mettre en musique avec goût : Colette, Franc-Nohain, Tristan Klingsor, Mallarmé, Jules Renard…
Les lettres de la plume même de Ravel dénotent de remarquables qualités littéraires. S’apparentant tantôt à un Journal, tantôt à un carnet de voyages, elles font preuve d’un style épistolier d’où ne sont absents ni argot, ni persiflage, ni formules à l'emporte-pièce — manière de dissimuler une sensibilité à fleur de peau. Ce style alerte permet au musicien de croquer sur le vif un personnage, trahit la franche camaraderie qui l’unissait à certains, et n’est pas dénué d’auto-dérision quand le compositeur s’attache à décrire le piège des mondanités qu’il peine à déjouer. Ravel a le sens de la formule. La moindre de ses cartes, le moindre de ses billets révèlent un esprit supérieur, affable, d’une extrême courtoisie, et toujours éminemment sympathique.
Les anecdotes rapportées par Ravel ou ses contemporains sont légion, qu’elles parlent de la santé des chats siamois du compositeur, qu’elles expriment sa générosité et son désintéressement, qu’elles dévoilent ses doutes de ne pouvoir achever ses compositions dans les temps impartis, ou bien qu’elles mettent à nu les fêlures d’un être tourmenté, capable, dès qu’il s’agit de son art, de sacrifier sa vie intime au goût pour la perfection. Enfin, l’ouvrage permet de suivre la trajectoire des œuvres en gestation, depuis l’idée première jusqu’à l’exploitation et la diffusion, en passant par toutes les étapes des brouillons, des esquisses et des repentirs. Notons que la chronologie est des plus minutieuses et l’appareil critique particulièrement étoffé, avec des notes de bas de page très détaillées. Seul regret, l’annexe ne comporte pas de notice biographique des correspondants, ce qui aurait pu éclairer certains lecteurs moins au fait que d’autres de la vie de Ravel.