Un questionnement philosophique, anthropologique, littéraire et théologique sur le sens des émotions divines.
« Dieu dit : " Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance " », peut-on lire en Genèse 1, 26 . Cet extrait est bien souvent considéré à la lumière d'une perspective éthique entendue comme capacité à faire le bien . Or, il est aussi possible de questionner cette dialectique au regard d'une possible analogie entre les émotions divines et les émotions humaines. C'est précisément ce type de réflexion que se propose d'engager Emmanuel Durand, professeur à l'Institut catholique de Paris de 2001 à 2014 et à présent professeur au Collège universitaire dominicain d'Ottawa depuis 2015. S'appuyant sur une riche tradition philosophique et théologique et au-delà des représentations traditionnelles liées aux colères du Dieu vétérotestamentaire ou au cri de désespoir lancé par Jésus sur la croix , l'auteur entend interroger, sur le plan anthropologique et théologique, le sens des émotions de Dieu à la lumière des témoignages scripturaires : que disent-elles de Dieu ? de son humanité et de son rapport aux hommes ? La manifestation des émotions divines correspond-elle à l'expression d'un anthropomorphisme susceptible de porter atteinte à la perfection divine ou ces mêmes émotions sont-elles à lire comme les indices de l'intervention et de l'engagement de Dieu dans la vie des hommes ?
Les émotions divines comme indices d'engagement de Dieu dans la vie des hommes
L'auteur se propose tout d'abord de questionner le sens des émotions types (émotions essentielles telles que la colère, la tristesse, la joie…) et leur mise en intrigue dans le tissu narratif biblique. En fondant sa pensée dans la première partie sur certains philosophes ayant consacré des chapitres ou des œuvres au thème de la passion (les stoïciens, saint Augustin, Thomas d'Aquin, Descartes, Hume, Sartre), le théologien formule une hypothèse de travail qui va orienter l'ensemble de sa réflexion : « les émotions humaines sont essentiellement les indices d'un engagement avec les choses et les êtres du monde humain » . Or, c'est précisément à partir de cette conception que l'auteur va interroger, sur le plan théologique, la possibilité d'attribuer au Dieu biblique des émotions. La première d'entre elles réfère à la passion d'amour et Durand s'intéresse en particulier à la conception de l'amour telle qu'elle apparaît chez le prophète Osée : essentiellement conjugale et parentale, elle témoigne d'un amour inconditionnel de Dieu, par-delà les aléas ou les déceptions liées aux contingences historiques. Reste qu'il revient de distinguer clairement « les passions qui conviennent à Dieu par leurs significations propres (amour, joie, plaisir) et les passions qui ne devraient pas, en théorie, être appliquées à Dieu, mais qui le sont en raison des passions inconvenantes de Dieu, actives dans les récits bibliques » .
Privilégiant le dominicain Thomas d'Aquin comme interlocuteur (notamment certains chapitres de la Somme contre les Gentils), l'auteur montre comment une passion dite inconvenante peut se lire à la fois comme « l'indice d'une affection divine plus fondamentale, qui demeure innommée » et comme action proprement divine : cette passion inconvenante pourrait, à première vue, altérer la perfection et la grandeur divines mais, par mode métaphorique, elle peut être entendue comme l'expression d'une passion continue d'amour qui trouvera un plein épanouissement dans l'action bienfaitrice de Dieu pour son peuple. Cela dit, d'autres passions semblent en contradiction avec la perfection divine, tel l'espoir, puisque considérer que Dieu pourrait être affecté par cette passion équivaudrait à le soumettre à un manque. Il revient dès lors d'opérer un glissement et de considérer la façon dont l'espoir, adossé à la grâce et au secours divins, se mue en une « vertu théologale » nommée espérance. C'est aussi en ce sens qu'on peut parler, selon l'auteur, d'espoir de Dieu envers ses créatures : celui d'une osmose et d'une béatitude éternelle auprès de Dieu réalisées librement par l'homme. C'est la même logique qui sous-tend l'appréhension de la colère divine, envisagée dans sa pluralité et à la lumière des intrigues narratives bibliques. Dépassant la première approche qui consisterait à associer la colère divine au Jugement divin, Durand fonde sa compréhension de la colère divine par exemple sur l'intrigue fondatrice d'Exode 32 : on y voit un Dieu sujet à la colère après l'épisode du veau d'or mais qui saura privilégier au final l'amour et la grâce au détriment de la vengeance ou de la colère. De la même manière, le motif du repentir, replacé dans le cadre d'une théologie de la colère, apparaît comme un des « attributs afférents à la miséricorde » . On comprend dès lors que la colère divine est à appréhender comme puissance de salut, autrement dit comme une force active susceptible de détourner l'homme du mal pour le ramener au bien. On l'aura saisi : toute émotion divine est résolument tournée vers l'homme et la tristesse n'échappe pas à ce phénomène : si Dieu est sujet à la tristesse, il ne l'est que pour autrui ; autrement dit, son être divin n'en est pas affecté mais seule la créature humaine est l'objet de sa volonté aimante.
Les émotions à la lumière du dessein salvifique de Dieu
Le fait que la tristesse de Dieu et les émotions de manière générale portent exclusivement sur l'homme conduit in fine à s'interroger sur les émotions du Fils de Dieu dans la chair. Comprenons que le fait que Dieu, pour les chrétiens, se soit incarné en un homme invite à lire les émotions divines à la lumière des émotions humaines sans jamais pour autant nier leur différence inaltérable. S'appuyant sur de célèbres épisodes bibliques néotestamentaires (la guérison du lépreux, Mc 1, 40-45 ; l'épisode des deux multiplications de pains, Mc 6, 30-44 ; 8, 1-10), l'auteur montre que les émotions éprouvées par le Christ favorisent l'action divine et répondent pleinement au sens de la mission de Jésus. C'est que ces émotions, intimement liées aux actes humains qu'elles suscitent chez Jésus, s'intègrent parfaitement dans le dessein salvifique de Dieu. Elles sont le point nodal à partir duquel la volonté rédemptrice et salvifique de Dieu se déploie sous la forme d'actions. Sur le plan théologique et d'un point de vue plus fondamental, les émotions divines témoignent de la capacité de Dieu à faire coopérer nature divine et nature humaine.
Agir humain et agir divin
La question n'est plus tant de savoir à présent si le Dieu émotif décrit dans l'ouvrage est une simple projection humaine mais plutôt d'interroger le rapport entre l'agir humain et l'agir divin. En effet, si Dieu agit en étant (il n'y a pas d'écart entre son être et son agir), alors que l'être humain est soumis, lui, à un écart invincible entre son être et ses actes, les émotions apparaissent, notamment à travers l'incarnation de Dieu en Jésus, comme le possible point de rencontre entre Dieu et l'homme. Que la liberté humaine soit structurellement marquée par la finitude et la contingence n'empêche pas qu'un sens possible de l'existence se dégage pour l'homme. Les émotions sont sans doute un des moyens mis à la disposition de l'homme pour réduire l'écart entre être et agir, à la manière du Christ. On est proche ici de la syndérèse, cette « étincelle de la conscience » selon Jérôme, qui ne s'éteint jamais, telle une flamme divine. Les émotions orienteraient alors l'agir humain, dans une perspective d'affiliation divine. Durand souligne ainsi le fait que les affects sont nécessaires pour mettre la volonté en mouvement. D'un point de vue divin, cette volonté est toujours résolument tournée vers l'homme alors que chez ce dernier, elle peut être ambivalente, notamment lorsqu'elle se tourne vers le mal.
Plus largement, la problématique des émotions réfère à une thématique chère à l'auteur : celle de la singularité et de l'universalité du Christ . Comprenons que Dieu éprouve des émotions humaines qui le singularisent en le faisant réagir à son environnement proche mais qui convergent toutes vers l'accomplissement universel du dessein salvifique de Dieu pour les hommes. Le théologien maintient ici, tout au long de son étude, cette tension entre un Dieu transcendant et inaltérable et un Dieu proche des hommes. Transcendant car il n'éprouve pas des émotions humaines, ce qui reviendrait à altérer son essence divine, mais il éprouve des émotions dont l'unique sujet est l'homme ou plus précisément le bien de l'homme ; proche des hommes car les émotions participent aussi de la réalisation du plan de salut divin : permettre à l'homme de rejoindre Dieu, d'être « participants de la divine nature » selon la belle expression de 2 Pierre (1, 4).
La reconnaissance de la transcendance absolue de Dieu
En définitive, l'auteur parvient, de manière convaincante, à intégrer les émotions dans le mouvement plus large de la réalisation du dessein salvifique de Dieu. Cela dit, ce type de lecture donne parfois l'impression de tenir lieu de système puisque l'émotion se trouve presque toujours référée au dessein divin, hormis dans le cas des colères de Jésus dont Durand nous précise que celles adressées aux Pharisiens se heurtent à une fermeture totale et demeurent de fait infécondes. Ces émotions divines peuvent donc parfois apparaître comme dévitalisées et privées de leur propre charge affective. L'image du Christ (personnage sur lequel se fonde une grande partie de la réflexion de l'auteur) s'en trouve aussi alors quelque peu déséquilibrée : en subordonnant les émotions à la volonté salvifique du Père, l'auteur tend à mettre davantage en avant la nature divine du Christ que sa nature humaine. L'ouvrage - dont le titre pouvait laisser suggérer une exploration de la part d'humanité en Dieu - signe plutôt une reconnaissance de la transcendance absolue de Dieu dont l'humanité se trouve exclusivement au service du projet salvifique. Croisant avec pertinence les approches philosophique, anthropologique, littéraire et théologique, le livre déploie une réflexion exigeante autant que stimulante. La lecture en reste cependant ardue même si l'étude des émotions peut être considérée comme une façon originale d'appréhender la complexité et la richesse de la relation Père/Fils au sein du mystère trinitaire