Une réflexion éclairée et éclairante sur les dysfonctionnements et les évolutions nécessaires de l'État social.

Inspectrice générale des affaires sociales, auteur de deux romans   , Hélène Strohl livre dans L’État social ne fonctionne plus le fruit d’expériences professionnelles, et, plus encore, d’une réflexion personnelle.

La thèse de l’auteur est simple et forte : le modèle rationaliste sur lequel s’est construit, depuis le XIXème siècle, l’État social français est inadapté à la complexité des situations que doit gérer l’administration au quotidien. Un constat sévère, mais qui, par la finesse des analyses, reste équilibré et constructif. Car l’ouvrage d’Hélène Strohl n’est pas de ces pamphlets démagogiques dont les magazines font leur miel, mais une contribution précieuse à la réflexion sur l’action sociale.


Un État social inadapté dans ses principes et ses outils

Les grands piliers de l’édifice rationaliste sont ébranlés par l’auteur, qui, avec justesse, va à l’encontre du "socialement correct" et du conformisme. Les limites de l’universalisme français sont d’abord bien mises en lumière : en accordant des droits sur une base exclusivement individuelle, en refusant toute forme d’intervention sociale collective, l’État social isole plus qu’il n’intègre. Pourtant, une action sociale s’appuyant sur les communautés existantes pourrait être adaptée aux problèmes sociaux actuels. Elle ne conduit pas au communautarisme, dès lors qu’"il y a une distance certaine entre le fait de tenir compte dans l’action sociale des diverses "communautés" de vie et le fait d’organiser la représentation politique à partir de communautés définies ou d’accorder des droits individuels aux personnes en fonction de leur appartenance à telle ou telle communauté ethnique, religieuse, sexuelle, géographique"   . Le légalisme et l’égalitarisme, autres fondements de l’État providence français, sont également porteurs d’effets pervers, car ils ne permettent pas de prendre en compte les situations les plus difficiles. Aussi, "si légalité de droits est de mieux en mieux établie, les conséquences administratives et bureaucratiques d’un système qui conjugue l’exhaustivité, l’égalité et une procédure de preuve risquent d’être, à terme, l’exclusion au moins temporaire des personnes aux situations les plus précaires ou les plus atypiques"   . Mais, au-delà des principes, les outils de l’État social sont également inaptes à appréhender et à traiter la réalité sociale. Ainsi, le développement de la statistique et "l’imperium de la moyenne" sont "impuissants à comprendre un phénomène social complexe, encore moins à construire des processus de changement"   . Enfermée dans un modèle théoriquement solide, mais inadapté, l’administration sociale se replie sur une logique qui ne lui est qu’interne, sans parvenir à réduire l’isolement des individus et à imaginer de nouveaux enjeux collectifs.


Une réalité sociale de plus en plus complexe

Hélène Strohl fait ensuite le constat – il est vrai peu original – que l’administration sociale est d’autant moins efficace qu’elle doit faire face à une réalité de plus en plus complexe. Elle s’attache à montrer la variété des situations sociales, en étudiant particulièrement les difficultés posées par la protection de l’enfance, la politique de remboursement des médicaments et la situation des malades mentaux - difficultés qu'elle a pu rencontrer au cours de ses activités au sein de l’Inspection générale des affaires sociales. Cette complexité de la réalité sociale impose des exigences d’humilité et de modestie, et implique le refus des solutions toutes faites. L’acteur social ne doit pas perdre de vue qu’il y a des "questions sans réponse"   , et qu’il est "difficile d’être objectif face à l’intime"   . Il doit écarter les solutions imposées a priori, les schémas élaborés sans examen approfondi et sans concertation avec les usagers. L’auteur montre bien que l’administration sociale doit gérer au quotidien des "situations qui comportent des intérêts et des objectifs contradictoires"   .   


Apologie du bricolage et du pragmatisme

La complexité conduit-elle nécessairement à l’impuissance de l’État social ? Non, fort heureusement. Mais elle implique néanmoins un renoncement : il faut se méfier des grandes constructions théoriques, qui satisfont nos esprits rationnels, mais ne permettent pas une action sociale efficace. Hélène Strohl explique justement qu’"on peut appliquer à l’administration française cet adage selon lequel "le mieux est l’ennemi du bien". La perfection des solutions imaginées selon les seuls critères explicatifs et idéologiques aboutit à de belles constructions institutionnelles, mais laisse peu de place à la vraie vie"   . De cette mise au point réaliste découle la "nécessité de bricoler le système"   , avec pour objectif d’être plus en prise avec la réalité.

A cette fin, Hélène Strohl met en avant des préconisations institutionnelles et administratives, qui, sans être particulièrement novatrices, paraissent incontournables. Le préalable à toute amélioration de l’action sociale est de réévaluer la place de l’État, notamment en menant à son terme la logique de la décentralisation. Hélène Strohl relève la "difficulté à tirer les leçons administratives de la décentralisation politique"   . Or, la décentralisation organisationnelle et administrative est indispensable, en raison de la diversité des problèmes à résoudre, de la coexistence d’intérêts différents, parfois contradictoires, tous dignes d’attention. Il faut ainsi admettre que "l’État n’a pas le monopole du bien public"   , et assurer une plus grande liberté d’action aux collectivités locales, sous le contrôle, bien sûr, du juge administratif. Par ailleurs, pour une action sociale efficace, il est nécessaire de mieux associer les professionnels et usagers du secteur social, mais sur un mode qui soit, non plus hiérarchique, mais participatif. Aussi, le schéma d’élaboration des politiques sociales doit être remis en question : au lieu de décréter des mobilisations par le haut, au lieu de distinguer artificiellement des étapes du processus décisionnel qui relèveraient de compétences différentes, il faut donner toute leur place aux dynamiques locales, entre collectivités publiques, professionnels et usagers. Dans ce cadre, l’auteur estime que le travail entre les différents acteurs de l’action sociale ne doit plus être un processus linéaire, mais récurrent. "Il faut concevoir des dispositifs souples, rééquilibrables, adaptables à différentes occurrences", qui seraient fondés sur une "communauté de travail" au sein de laquelle "chacun puisse s’approprier objectifs et modes d’intervention"   . La forme privilégiée de ce type de processus est le fonctionnement en réseau.

Au-delà de ces préconisations assez largement admises aujourd’hui (ce qui ne veut pas dire qu’elles soient pour autant mises en œuvre), l’apport principal de l’ouvrage d’Hélène Strohl est de montrer que les changements dont a besoin l’État social ne sont pas seulement institutionnels et administratifs, mais aussi culturels et mentaux. Ainsi, l’auteur réhabilite les communautés, contre l’universalisme, l’examen des situations au cas par cas, contre l’égalitarisme absolu, un droit plus adaptable, contre le légalisme rigide, ou encore la participation de l’ensemble des acteurs, contre la hiérarchisation bureaucratique. Or, ces recommandations vont à l’encontre de certains schémas de pensée français, et impliquent de dépasser "le dégoût bien français pour l’empirisme souvent assimilé au charlatanisme, le refus du pragmatisme (anglo-saxon comme de bien entendu), le mépris pour les solutions bricolées et la peur de l’intuition, jetée elle aux orties de l’irrationnel"   . Le problème est que, sans prise de conscience, ces évolutions, qui, loin s’en faut, ne se décrètent pas, risquent d’être particulièrement lentes. L’ouvrage d’Hélène Strohl contribue à en montrer la nécessité et l’urgence.