Un ouvrage d'une grande acuité scientifique qui remet en cause un large consensus exégétique concernant les paraboles des évangiles.
Que certaines locutions telles que « bon Samaritain » ou « enfant prodigue » soient passées dans le langage courant tend à révéler l'importance que revêtent les paraboles dans la mémoire collective. Présentées par la tradition chrétienne comme les paroles mêmes de Jésus, les paraboles semblent faire l'objet, depuis le début du XXe siècle, d'un large consensus auprès des exégètes : ce sont des paroles prononcées par Jésus. Or, c'est précisément ce consensus que John Meier, professeur de théologie néo-testamentaire à l'université Notre-Dame, aux Etas-Unis, entend interroger.
Cette « Enquête sur l'authenticité des paraboles » constitue le cinquième volume d'une série intitulée Un certain Juif Jésus. Les données de l'Histoire. Après avoir esquissé un portrait du Jésus historique (1er tome, novembre 2004), après avoir enquêté sur les rapports de Jésus avec Jean-Baptiste (tome 2, avril 2005), sur les relations de Jésus avec les communautés juives de son époque (tome 3, septembre 2005) et sur le rapport de Jésus avec la loi mosaïque (tome 4, avril 2009), Meier entend répondre, avec ce cinquième tome, à une nouvelle question : ces paraboles relèvent-elles véritablement du Jésus historique ou sont-elles le fruit d'une création propre aux premières Eglises chrétiennes ?
Le cadre interprétatif des paraboles
Avant d'ouvrir son enquête sur les paraboles, Meier rappelle l'importance d'avoir posé dans les quatre volumes précédents ce qu'il nomme « un cadre interprétatif » relevant à la fois de l'environnement textuel dans l'Evangile et du contexte historique lié au ministère de Jésus. C'est, selon l'auteur, à cette seule condition de l'insertion des paraboles dans un cadre général qu'on pourra peut-être en déterminer l'authenticité, à l'abri des interprétations multiples et subjectives que peuvent nourrir les paraboles. L'emploi du terme « authenticité » dans ce contexte mérite une précision : il n'a pas ici de connotation morale ; c'est un terme technique visant à évaluer les possibilités historiques d'une tradition concernant Jésus. Dans cette perspective, il s'agira donc de mettre en place une véritable critériologie susceptible de définir l'éventuelle authenticité des paraboles. C'est ainsi que des critères, des « règles pour établir un jugement », vont guider la recherche de John P. Meier dans son effort pour mettre au jour « les paraboles historiques du Jésus historique. »
Au coeur de ce vaste champ d'études que sont les paraboles, l'auteur souhaite définir les concepts de base de sa propre recherche à travers ce qu'il nomme « sept thèses inactuelles », lesquelles ne prennent sens qu'au regard du « projet strictement historique d'Un certain Juif ». Ces thèses consistent principalement à mettre en lumière la difficulté à définir une parabole , à infirmer le fait que les paraboles aient pour matrice le mashal - un court récit de la tradition juive comportant une morale -, à insérer le Jésus des évangiles synoptiques énonçant des paraboles narratives dans la tradition prophétique des écritures juives et à contester l'évangile copte de Thomas comme tradition indépendante des paraboles du Jésus historique.
La critérilogie ou la méthode historico-critique
Ce qui guide en définitive cette nouvelle recherche, c'est bien le questionnement relatif à l'authenticité des paraboles à la lumière d'un ou de plusieurs critères d'historicité. Parmi ces critères figure par exemple celui de la dissimilitude, en vertu duquel on pourra qualifier d'authentique un élément à compter du moment où on pourra démontrer qu'il ne peut provenir ni du judaïsme contemporain de Jésus, ni du christianisme naissant. Quant au critère de la cohérence, il consiste à évaluer la vraisemblance de telle ou telle parole de Jésus en fonction de ce que l'on sait du Jésus de l'Histoire. Citons encore le critère des attestations multiples qui revient à évaluer une tradition à partir de sa présence dans des couches littéraires différentes - telles que la Triple tradition, la source Q, etc. - ou dans des formes littéraires différentes - liturgie, récit...
Que parmi ces critères majeurs (au nombre de cinq), celui de l'attestation multiple de sources indépendantes apparaisse comme le plus déterminant explique l'intérêt porté dès le début de l'ouvrage à l'Evangile copte de Thomas (ECT). Contestant fortement l'affirmation selon laquelle « les paraboles d'ECT sont porteuses d'une traditon de paraboles indépendante », Meier tente de démontrer, dans certains passages d'ECT, l'influence lucanienne ou l'entrecroisement des sources à partir des sources Marc et Q (un recueil hypothétique qui rassemblerait essentiellement des logia, autrement dit des paroles de Jésus), par exemple pour la parabole du grain de sénevé. Il en arrive ainsi à la conclusion selon laquelle l'ECT dépend étroitement d'un matériel synoptique (de manière directe ou indirecte) et témoigne de la réception des évangiles au cours du IIe siècle.
C'est ainsi que, ayant écarté l'idée selon laquelle ECT constituerait une source primitive et indépendante pour les paraboles synoptiques, Meier entend questionner l'authenticité des paraboles, autrement dit le fait qu'elles aient été ou non prononcées par le Jésus historique. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas pour l'exégète de contester le fait que Jésus utilisait des paraboles dans son enseignement, mais de se demander si les paraboles synoptiques sont bien celles que Jésus proclamait dans ce même enseignement. La nuance est d'importance car elle propose de questionner un large consensus établi autour de la thématique des paraboles depuis Alfred Jülicher : les paraboles relèveraient du Jésus historique.
Quatre paraboles candidates à l'authenticité
Examinées à la lumière des critères énoncés précédemment, seules quatre paraboles semblent pouvoir éventuellement entrer dans la catégorie des paraboles authentiques : celle du grain de sénevé , celle des vignerons homicides , celle du grand souper et celle des talents ou des mines . Mais après s'être livré à un examen minutieux et méthodique de chacune de ces paraboles (sources, structures, contenus), Meier pointe l'impossiblité fondamentale de référer ne serait-ce qu'une parabole au Jésus historique, notamment au regard des critères d'attestation multiple, dès lors que la très grande majorité des paraboles n'apparaissent que dans une seule source indépendante.
On peut questionner l'apport d'une telle recherche qui conduirait uniquement à une forme de scepticisme infécond. Cependant, il en est de la recherche comme du ressac de la mer : le retrait est parfois l'annonce d'un retour fructueux. De fait, cette conclusion - et l'auteur le souligne - n'est pas forcément définitive : elle remet simplement en question de manière fondamentale et polémique le consensus exégétique concernant les paraboles selon lequel ces textes permettraient d'accéder à coup sûr au Jésus historique.
La remise en cause du consensus exégétique
Or, c'est précisément l'abandon d'une perspective purement théologique et parfois subjective ou affective et le fait de réserver une place à une approche scientifique ayant pour seul fondement des critères historico-critiques, qui font la force de cette recherche. Le questionnement initial, qui naît de la remise en cause d'un consensus exégétique relevant depuis un siècle de l'évidence, permet d'opérer une distinction essentielle entre la recherche d'un Jésus théologique (celui de la foi) et celle d'un Jésus historique. A ce titre, Meier pointe les insuffisances d'une recherche dont les développements ne seraient que prétexte à la justification d'intuitions ou de visées théologiques.
Prenant ainsi à rebours les travaux de certains grands noms de l'exégèse comme Jérémias ou Dodd , Meier interroge le rôle possible de la parabole dans la connaissance du Jésus historique. Persuadé que celle-ci ne peut prendre sens que dans le cadre plus général d'un « schéma de prédication » présentant Jésus comme un prophète eschatologique, Meier entend relativiser l'importance des paraboles dans la quête du Jésus historique qui est la sienne. Cette recherche, parfois très pointue, extrêmement bien documentée - grâce à la grande richesse des notes, à la présence d'une bibliographie sommaire sur les paraboles ainsi qu'à différents index - est servie par une traduction admirable de concision et de rigueur et guidée par une réflexion toujours très méthodique soucieuse d'expliciter les étapes du raisonnement.
Par-delà le déroulement méthodique de la pensée se lit l'essence même d'un travail de recherche : celui qui consiste, à partir d'outils méthodologiques finement ciselés, à explorer une thématique en s'affranchissant de tout présupposé théologique. Ainsi, ce n'est pas la moindre des vertus de cet ouvrage que de voir son auteur, prêtre caholique, interroger à nouveaux frais le grand système d'explication traditionnel des paraboles qui prévaut dans la communauté scientifique. Meier honore par là-même la subtile mise en garde évoquée par Paul Veyne selon laquelle « en histoire des religions comme en amour, la plume glisse facilement. » Un certain Juif Jésus (volume V) fait partie de ces ouvrages passionnnants qui, sachant libérer la recherche de son lit de Procuste, renouvellent en profondeur le regard que l'on peut porter sur le Jésus historique, en maintenant vive la tension entre le général (le consensus admis référé au système d'explication traditionnel) et le particulier (l'approche historico-critique des paraboles). Nul doute que le lecteur, qu'il soit étudiant en théologie ou (et) en quête du Jésus historique, tirera grand profit de la fréquentation d'un ouvrage qui assurément fera date .