Sexistence, ou encore, sexe et langage au seuil de l'intouchable.
Fatalité
Dans Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Jacques Derrida rend hommage à un philosophe dont l'"exactitude" ne répond pas aux canons permettant habituellement de la définir. L'exactitude de Nancy en effet, tend paradoxalement vers l'exorbitant, via une écriture s'interrogeant sur le corps, sur la "pulsion compulsive" le soutenant, et, dans Sexistence, sur la fatalité du sexe ; fatalité à comprendre, comme une excitation qui s'exaspère, se lève et se propulse, et qui doit à l'énergétique freudienne, si peu définissable : poussée faite de tension, d'élan, mais d'impossibilité aussi, le toucher n'atteignant jamais son objet. Le champ sémantique du sexe s'incarne dans les termes de pulsation, impulsion, expulsion compulsion pulsar, pouls, poussée. La fureur du sexe, aussi effrénée et essouflée soit-elle, s'accompagne pourtant de l'acte de langage, même si l'adresse à l'autre passe par le cri, l'exclamation, jusqu'à leur expiration ; parce que si le fatum du sexe fait continuité avec l'animal et la vie, il se double aussi de parole ; au bord d'une impossibilité "en tant que sa plus propre possibilité", le sexe est puissance et rétention de la puissance : sa rythmicité n'est pas réglée de toute éternité, elle l'expose à rencontrer le hasard, la tuché (Aristote), ou, dans les termes de Derrida, une forme de destinerrance, c'est-à-dire une errance dans le destin lui-même. Voici une fatalité qui doit donc, d'après Freud également, à l'inadéquation de la pulsion, à une tension "vers" comme à une absence de but. Nietzsche affirmait que la pulsion était inintelligente ; il est certain qu'elle pousse, mais comme le soutient Lacan, son insistance signale surtout qu'elle tourne autour de son objet. La pulsion résiste donc à la satisfaction, ce qui explique sa fondamentale inadéquation à l'"objet" du désir et, en définitive, à soi-même. Heidegger est ici évoqué et invoqué, au motif que l'ek-sistence est tout entière dans son "être-jeté", ce par quoi elle est proche de l'exil et de l'expulsion caractéristiques du sexe. La pulsion renvoie in fine à une ontologie du sexe, ce qui "fonde" le lien entre sexe et existence.
Philosophique, le sexe ?
Pré-liminaire mais aussi liminaire, le sexe a joué un rôle philosophique exemplaire avant d'être "oublié" par la tradition philosophique. Mais si la psychanalyse - autant que la philosophie - ont contribué à désexualiser Eros, Eros n'en continue pas moins à se constituer en "réserve", et ouvre à l'existence. Du côté de la philosophie, c'est Nietzsche qui fait valoir l'existence de cette énergie inassignable, qui pousse et qui pulse. Du côté de la psychanalyse freudienne, c'est la métapsychologie qui introduit le sexe à l'existence, non pas à travers un processus de réduction (l'existence humaine réduite au sexe) mais, bien plutôt, en amplifiant la dimension "archaïque" du désir. L'Eros de Freud ressemble en effet au daimon (démon) socratique, et à ce qui sera la jouissance au sens lacanien. Ainsi, si l'histoire de la philosophie témoigne du délaissement d'Eros, elle réintroduit dans le même temps le sexe. Platon oscille il est vrai entre une conception "sexuelle" du désir (appétence pour la beauté des jeunes gens) et une approche "sublimée" (lorsqu'Eros s'incarne dans la beauté des Idées). Mais, pour le redire, les philosophes ont traduit dans leur oeuvre la "frénésie" du sexe à travers le concept de Trieb, que Nancy ne réserve pas uniquement à Freud, mais également à Kant ("poussée" de la raison), ainsi qu'à Schopenhauer (volonté), à Marx ("force de travail") et même à Kierkegaard (existence dans le "saut" de la foi). En bref, la philosophie s'occupe en définitive du "démoniaque" dans Eros, connu comme inconnaissable, ce qui met en perspective la psychanalyse elle-même.
Désir, sexe, sens et langage
La signification existentielle de la sexualité empêche de "réduire" la sexualité à l'existence, soutient Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception ; affirmation signifiant que l'existence est en fait le "milieu équivoque" de la communication, et non pas un ordre de "faits". Dans la sexualité, à vrai dire, le corps attend qu'on le provoque (le "on" étant l'esprit). Faut-il y voir l'annonce d'une distinction entre désir et pulsion, alors que Nancy conçoit le désir sur le modèle de la pulsion : "Il sait que sa fin est en lui-même : elle est de désirer" ? Le désir est pourtant pris dans les rets du langage, qu'il s'agisse de l'adresse, de l'appel, de la déclaration ... , sachant que l'être désirant est aussi l'être parlant. Le désir, autrement dit, a deux faces, il est respectivement force et sens (Nancy pense aux travaux du psychanalyste A. Green) : l'homme "parle" son désir au sens où il donne la parole à l'animal en lui. Mais plus que "parlant", le sexe est "parolier" : il met des paroles sur sa musique, sur ses vibrations (de l'opéra Pelléas et Mélisande de Debussy aux chansons paillardes ...). Mais langage et sexe, plus encore, se coupent l'un l'autre, le langage mettant le sexe au défi de se dire, et le sexe mettant le langage au défi de "se faire". L'ambiguïté est que tout "commerce" avec l'autre relève de l'"avec", mais que ce cum n'est pas un substantif, il n'est pas objectivable, et pas même sujet : il se "transmet" dans les façons de sentir. L'ambiguïté est que le sexe désire se dire, Nancy y insiste, mais que sa modalité d'expression est essentiellement "figurative", à condition de préciser que les "fictions" en question ont plus à voir avec de l'"infiguration" qu'avec des représentations en bonne et due forme (Picasso disant que le membre viril est impossible à représenter). Le sexe a vocation à se dire, à se toucher, mais sa figuration est paradoxale, le tableau "L'origine du monde" de Courbet est là pour nous l'indiquer. Il n'existe pas de sens du sens (au sens où Lacan dit qu'il n'existe pas d'Autre de l'Autre), ce pour quoi le sexe a à voir avec le "réel", un réel qui se donne sans crier gare : "ça s'est trouvé comme ça" ... Il ne s'agit d'ailleurs pas d'un commencement mais d'un "départ", entendons par là un contact, une cadence, une "façon d'évaluer l'incalculable" . En bref, le sexe surprend, est rencontre inattendue.
Le sexe, "à la limite"
Le sexe, c'est aussi ce que la société cherche à arraisonner, soit à travers des injonctions idéologiques (de l'ordre du jouir), soit en l'instituant comme principe et fin, dans l'oeuvre de Sade par exemple. Le sexe parle aussi dans les Bijoux indiscrets de Diderot (non cité par Nancy) mais surtout, dans les "aveux" et confessions arrachés à certains individus par une société voulant "réguler", comme le montre M. Foucault, les pratiques sexuelles. Le désordre engendré par un sexe sacralisé a toujours suscité des mesures statistiques (démographiques), des tentatives de rationalisation, un contrôle général de l'activité sexuelle. Mais comment limiter l'informe et l'inintentionnel, l'"animalité" en soi, le "cul par-dessus tête", le retournement complet des choses ? Le mot de sexe lui-même suggère que l'on touche à l'intouchable, à ce qui touche aux limites du langage, ou, a contrario, à un langage (il serait plus judicieux de parler ici de langue) faisant proliférer les valeurs sexuelles, en particulier dans l'argot, si riche de métaphores concernant le sexe. C'est Shakespeare qui a le premier invoqué la "bête à deux dos" ("Your daugther and the Moor are now making the beast with two backs") dans Othello.
Si le sexe est existence, c'est parce qu'il fait surgir un inappropriable que certaines pratiques tentent précisément de s'"approprier" (techniques sexuelles diverses). Mais comment saisir ce qui est "surnuméraire" ? Le sexe n'est pas nécessaire, par exemple, à la reproduction. Impossible à localiser, le sexe est en excès par rapport à lui-même, et il ne peut répondre à l'indivisibilité de l'Un, chère à certains penseurs, tel Parménide. Mais, surtout, le sexe est fondamentalement "limite", passage du dedans au dehors non pas comme "transfert" de l'un vers l'autre, mais comme poussée, envoi, pur élan, sans support, sans lieu, et, quasiment, hors sens, du moins tendu jusqu'à la limite du sens. Dans sa proximité avec la mort ("De l'érotisme, il est possible de dire qu'il est l'appropriation de la vie jusque dans la mort", Bataille), il manifeste continuité comme discontinuité . Et s'il est vrai que la mort "nivelle" et que le sexe distingue, le désir traduit ce chiasme entre vie et mort ; désir respectivement "mode de rien" (Sex is nothing, dit Andy Warhol), et comble de l'emportement :"S'il cherche la continuité, le sexe ne la cherche ni ne la trouve qu'au titre de la discontinuité" . Restituer la prolifération des analyses de Jean-Luc Nancy est ici impossible. Ce que le lecteur emporte comme impression (fondée sur des analyses explicites), c'est que le sexe est à l'extrémité du toucher, qu'il s'engouffre sans atteindre son objet, pénétrant et impénétrable, de l'ordre du trop et du trop peu, du manque comme de l'excès, inscrit dans le langage et à sa limite. Un sexe qui, in fine, forme avec le langage une triade existentielle fondamentale : il implique à la fois logexistence, technexistence, sexistence autrement dit se voit mêlé au logos, à la technique (et aux techniques) et à l'existence même, selon des modalités dont Jean-Luc Nancy nous fait part, tout au long de l'ouvrage